TROIS QUESTIONS À – Claudine Sagaert présentera son ouvrage Histoire de la laideur féminine jeudi 25 février à 18 h 30 à la médiathèque Paul Éluard de Fontaine dans le cadre des Rencontres Remue-méninges. Entretien avec l’auteure, sociologue et professeure de philosophie dans l’académie de Montpellier, qui tente de mettre des mots sur le tabou tenace de la laideur féminine, ses implications sociétales et sa dimension discriminante.
Place Gre’net – Le sujet de la laideur, et plus encore de la laideur féminine, semble avoir été peu traité par les philosophes ou les historiens. Quelles en sont les spécificités, et comment expliquer ce manque d’intérêt ?
Claudine Sagaert – Il y a en effet un certain nombre de livres sur la beauté, mais la laideur n’a pas été traitée réellement, à part dans Histoire de la laideur d’Umberto Eco et quelques autres textes. Je pense que c’est un thème extrêmement tabou. On a beaucoup de mal à parler de la laideur, alors qu’elle est inscrite dans notre quotidien et pose un certain nombre de problèmes.
La laideur féminine est encore plus taboue. J’ai dressé dans une thèse la généalogie de la laideur où il apparaît que, tout comme la beauté féminine, la laideur féminine a été séparée de la laideur masculine. Nous ne sommes pas dans les mêmes critères. Je me suis intéressée à la laideur féminine parce qu’il y a un paradoxe : quand on parle de beauté, on renvoie souvent à la femme, tandis que dans l’histoire des mentalités, la vraie beauté n’est pas féminine, mais masculine.
Dans la dimension grecque du terme, la beauté est à la fois physique, intellectuelle et morale. Et la femme n’a pu prétendre, dans les discours des philosophes, qu’à une beauté d’apparence. Le paraître féminin n’est qu’une beauté de surface.
La femme ne peut pas être belle parce qu’elle est toujours renvoyée à son corps : elle est souvent malade, de par ses règles ou ses accouchements, et ne peut pleinement se consacrer à la vie de l’esprit. Une dimension physiologique qui va amener une dimension morale.
Nous ne sommes pas sortis véritablement de ce schéma de pensée dont nous sommes les héritiers. Si la femme était considérée comme belle, elle ne chercherait pas constamment à s’embellir. Il y a donc une tension vers la laideur qui fait que la femme est encore aujourd’hui en quête de beauté.
Vous montrez dans votre ouvrage le lien qui sera fait plus tard entre l’intelligence d’une femme et sa laideur supposée. Pourquoi les capacités intellectuelles d’une femme et sa volonté de se cultiver la rendaient-elles forcément laide dans le regard de l’homme ?
C’est une dimension importante. Quand on sort de la Renaissance, on assiste à un changement de paradigme dans la considération de la femme. Mais la beauté sera totalement orientée vers le désir masculin. Diderot écrira ainsi qu’une femme pas très jolie qui se marie et a des relations sexuelles gagnera en beauté. C’est une beauté qui renvoie au cadre de l’épouse et de la mère. Et les femmes qui revendiquent autre chose que ce carcan vont être considérées comme des déviantes.
La femme intellectuelle va être caricaturée et représentée comme une femme laide, parce qu’elle défend autre chose que ce qu’elle devrait être. Proudhon estime que l’égalité rendrait la femme laide et odieuse. Les révoltées, celles qui revendiquent des droits, seront caricaturées.
C’est inscrit dans les mentalités : une féministe ne peut être que laide. Et on doutera des capacités intellectuelles d’une femme extrêmement jolie. Il suffit de regarder les caricatures de Daumier pour voir que les révolutionnaires sont présentées comme des femmes hideuses, en dehors de tout esthétisme.
L’image de la sorcière pose le noyau du problème. On va assister à la fabrication de la laideur de la sorcière, parce qu’il était difficile d’envoyer au bûcher des femmes jeunes et belles. Et pourquoi les envoyait-on au bûcher ? Parce qu’elles avaient un certain pouvoir, un certain savoir, et ne répondaient pas au schéma de la femme soumise soit à Dieu, soit au mari, soit au père.
Cette fabrication de la laideur commence avec les femmes mais continue avec celle des autres peuples, ou de communautés religieuses comme celle des Juifs. La laideur est un outil de stigmatisation, qui permet une violence extrême envers celui qui est considéré comme laid. Dans ce sens, c’est important de voir qu’aucune perception n’est neutre. On projette sur l’autre des catégories de pensée, d’analyse, qui nous font voir l’autre laid indépendamment de critères esthétiques.
Ainsi, les féministes seront présentées comme des femmes hommasses, comme des monstres parce qu’elles échappent à la catégorie du genre en refusant d’entrer dans le carcan qu’on leur propose.
Cette utilisation de la laideur se déplacera également vers la couleur de la peau. Dans les médias aujourd’hui, la place de la femme de couleur est minime. Il y a là une double dévalorisation de la femme, et beaucoup de femmes de couleur se considèrent comme n’étant pas belles parce qu’elles n’ont pas la peau blanche !
Vous écrivez également qu’au XXe siècle, la femme devient prisonnière de sa laideur. Quel état des lieux dresser de cette question aujourd’hui ? Et comment interpréter un mouvement féministe comme celui des Femen qui met en avant des femmes jeunes et belles pour mener ses actions ?
Aujourd’hui, le problème repose dans l’inflation considérable de l’apparence corporelle. On est responsable de son esthétique. On va culpabiliser une femme obèse ou pas très jolie. On va même considérer que c’est un manque de respect vis-à-vis de l’autre. Parce qu’elle n’est pas capable de faire un régime, un travail sur son corps, d’optimiser sa beauté…
Et, là encore, c’est beaucoup plus dévalorisant pour la femme. La laideur masculine ou l’obésité masculine ne sont pas du tout traitées de la même manière. Dans la représentation que l’on se fait de l’homme, la fonction prime avant le physique. Pour ce qui concerne la femme, quelle que soit sa fonction, les critiques passeront encore par le physique.
Une femme extrêmement brillante n’ayant pas le physique qui correspond aux critères attendus sera beaucoup moins entendue et beaucoup plus dévalorisée. L’homme a une position de fonction, quand la femme a une position d’apparence.
Les Femen sont un paradoxe. Elles reprennent tous les codes de la féminité : la jeunesse, la beauté des seins, des visages… Ce sont toutes des jeunes femmes extrêmement jolies, minces, répondant aux critères qui ont aliéné la femme des siècles durant. Peut-être faudrait-il qu’elles s’en détachent. Car elles œuvrent pour la libération de la femme en reprenant tous les critères de la domination masculine.
Je me rappelle cette très belle phrase de Tournier : « Il faut accorder aux femmes le droit à la laideur. » La loi de 2001 [loi de lutte contre les discriminations, ndlr] a essayé de remédier à cette question de l’apparence. Vous pourriez porter plainte contre un employeur qui ne vous embauche pas parce que vous avez des kilos en trop. Mais qui va le dire ?
La beauté demeure un passeport pour la réussite, le bonheur, l’épanouissement… C’est pourquoi je parlais du tabou de la laideur : tout le monde le sait, et personne n’en parle !
Florent Mathieu
Histoire de la laideur féminine
de Claudine Sagaert
Préface de David Le Breton.
Postface de Georges Vigarello.
Éditions Imago, 2015, 22 euros.