FOCUS – Pierre Bergé était à Grenoble vendredi 22 janvier pour faire don à la Ville d’un des livres de sa prestigieuse bibliothèque. Le précieux ouvrage tient moins sa valeur de son auteur, Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort, que de l’écrivain autrement illustre qui l’a annoté copieusement. À savoir, l’artiste le plus cher au cœur des Grenoblois : Stendhal.
Le bibliophile qu’est Pierre Bergé s’est délesté de la première moitié des pièces de collection composant sa bibliothèque lors d’une vente aux enchères qui s’est tenue à Paris le 11 décembre dernier.
En habitué du mécénat, il a néanmoins retiré quatre ouvrages de la vente. Aussi le manuscrit de Nadja d’André Breton a‑t-il été cédé gracieusement à la BNF.
La Ville de Grenoble, quant à elle, a bénéficié d’un don aux couleurs de son auteur fétiche. Stendhal a, en effet, noirci de sa fine écriture les pages de garde de Maximes et Pensées. Caractères et anecdotes de Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort.
Le volume est passé directement des mains de Pierre Bergé à celles du maire de Grenoble, Éric Piolle, pendant la soirée du vendredi 22 janvier, dans le hall de la Bibliothèque d’étude et du patrimoine.
“Soyons élégant, ne parlons pas d’argent”
« J’ai spontanément pensé que ce livre devait être là. Car j’ai toujours pensé que nous n’étions pas propriétaires des œuvres d’art », a humblement déclaré le célèbre mécène, déjà président d’honneur du Musée Stendhal de Grenoble. Avant d’ajouter que les œuvres d’art n’avaient pas de prix. « Les ventes aux enchères, comme la psychanalyse, ne marchent que si l’on paye. »
C’est par cette pirouette que la question de la valeur estimée du don a été élégamment contournée lors de cette soirée ponctuée d’interludes musicaux de Mozart, Haydn et Rossini.
Le communiqué de presse, lui, annonce la couleur : lors de la vente, l’ouvrage aurait été estimé à 300.000 euros. Autant dire que, au vu de l’état actuel des finances de la Ville, le livre n’aurait pu rejoindre les collections stendhaliennes conservées à la Bibliothèque d’étude et du patrimoine sans ce don.
Stendhal, inventeur du livre de poche ?
En guise de préambule à la soirée, Gérald Rannaud, éminent spécialiste stendhalien, a expliqué à l’assemblée, dense, l’importance de l’ouvrage au regard de l’œuvre de l’auteur qui vécut à Grenoble dans sa jeunesse. Alors que le jeune Stendhal annotait « son petit Chamfort », comme il le nommait dans ses lettres à sa sœur Pauline, il n’était pas encore un auteur. Mais envisageait de le devenir sans pour autant avoir reçu de formation littéraire le laissant présager.
Il met alors sur pied sa méthode personnelle. Il noircit d’abord des cahiers entiers avec les idées qui lui viennent lors de ses lectures gargantuesques. Puis, pour ne pas séparer les idées de leur support, il décide d’écrire directement sur les ouvrages, d’où les marginalia, ou prises de notes à la volée, griffonnées en marge de l’ouvrage de Chamfort, auteur que Stendhal appréciait tout particulièrement pour sa volonté de dépeindre l’homme du XVIIIe siècle. L’auteur de La Chartreuse de Parme n’aura pas d’autre ambition pour son siècle.
Et puis, trait de son génie, ou plutôt preuve de son esprit pratique, Stendhal fait rogner ses volumes pour n’avoir plus à s’en séparer. Autrement dit, il taille ses livres aux dimensions de sa poche. Plus qu’un livre de chevet, le Chamfort était donc le livre des poches de Stendhal !
Adèle Duminy
Henri Beyle, Pierre Bergé et Grenoble
Pierre Bergé a rappelé lors de la cérémonie du don de son ouvrage à la Ville à quel point Henri Beyle, alias Stendhal, détestait Grenoble. Laquelle ne lui en tient pas rigueur en adorant l’auteur sans réserve, lui vouant même une sorte de culte. Le mécène a cru bon de mettre la défiance de l’auteur sur le compte de l’environnement réactionnaire dans lequel il baignait.
« Stendhal aurait aimé le Grenoble du XXe siècle. Il aurait aimé ce que la ville fait de sa mémoire », a affirmé Pierre Bergé, un brin voyant, pour rassurer l’assemblée éprise de l’auteur du « Rouge et le Noir ».
Enfin, le mécène a rappelé le rapport qu’il entretenait avec les écrits de Stendhal. Ayant été très proche de Jean Giono, auteur lui-même passionné par l’écrivain d’origine grenobloise, Pierre Bergé n’a pu qu’être encouragé dans un goût déjà éveillé par ses lectures adolescentes. Peut-être l’une des raisons pour lesquelles il a accepté, spontanément selon ses dires, le rôle de président d’honneur du Musée Stendhal de Grenoble lors de son inauguration en 2012.