DÉCRYPTAGE – Le procès du lynchage de Kevin Noubissi et Sofiane Tadbirt s’ouvre ce lundi 2 novembre devant la cour d’assises des mineurs de l’Isère. Dans le boxe, douze accusés. Ils auront à répondre du chef de meurtre en « co-action » pour le double homicide perpétré lors d’une violente rixe à Échirolles, en septembre 2012. Un procès hors normes, à la mesure de l’extrême gravité de faits qui ont ému la France entière et pour lesquels les accusés encourent jusqu’à trente ans de réclusion criminelle.
L’extrême violence de leurs agresseurs ne leur avait laissé aucune chance. Ils ont été tués pour rien, semble-t-il pour un « mauvais regard ». Un peu plus de trois ans se sont écoulés depuis la mort tragique et absurde de Kevin Noubissi et de Sofiane Tadbirt, le 28 septembre 2012, lynchés à mort au cours d’une très violente rixe dans le parc Maurice Thorez, à Échirolles.
48 lésions différentes
Sur leurs corps, les rapports d’autopsie dénombreront pas moins de quarante-huit lésions : hématomes, dermabrasions, plaies, excoriations (écorchures), estafilades… Sofiane Tadbirt a été notamment transpercé de trente et un coups de couteau provenant de deux armes distinctes. Le corps de Kevin Noubissi compte, lui, huit lésions par armes blanches différentes.
C’est donc un procès fleuve, extraordinaire à bien des points de vue qui s’annonce, ce lundi 2 novembre, devant la cour d’assises des mineurs de Grenoble. Un procès hors normes quant aux circonstances et l’extrême gravité d’un sauvage double meurtre qui a ému la France entière. Exceptionnel aussi par le nombre de personnes mises en cause – ils seront douze accusés à s’aligner dans le boxe, derrière une cage de verre – et par la durée des audiences, qui s’étaleront du 2 novembre au 11 décembre 2015.
Ajoutez à cela un retentissement national puisque plus de soixante-dix médias sont d’ores et déjà accrédités pour couvrir des débats qui se dérouleront a priori* à huis clos, deux des accusés étant mineurs au moment des faits.
Pas moins d’une vingtaine d’avocats, pour la plupart membres du barreau de Grenoble, défendront les intérêts des accusés, Me Francis Szpiner, ténor du barreau parisien, et Me Kayana Manivong assistant quant à eux les parties civiles. Un procès pour qu’enfin les langues, du moins l’espère-t-on, puissent se délier, que l’omerta tombe et que la justice soit sereinement rendue.
C’est une tâche très ardue et au long cours à laquelle vont devoir se livrer les parties, les jurés, la cour présidée par Jean-Pierre Pradier, président de la cour d’assises de l’Isère, et le ministère public, représenté par les avocats généraux Sylvain Cordesse et Nathalie Hermitte.
Des quartiers où l’on « ne balance pas »
Bien des embûches se profilent et les enjeux de ce procès sont multiples. Si les agresseurs ont été a priori identifiés, l’enquête n’a pas permis de dégager clairement les responsabilités des uns et des autres. Notamment ceux qui ont donné les coups de couteau mortels. La cour va donc s’attacher en tout premier lieu à déterminer quels sont ceux qui, parmi les douze accusés, les ont portés. Seuls deux d’entre eux ont parlé. Un effet de la loi des quartiers, où l’on ne “balance pas”.
Conséquence de cette omerta, chacun d’entre eux est accusé des deux meurtres. De fait, la justice considère, pour l’heure, que tous ont contribué à la mort de Kevin et Sofiane, soit en leur portant des coups mortels, soit en les blessant à l’aide d’objets contondants ou encore en ne leur prêtant pas assistance.
Certains des avocats de la défense sont d’ailleurs vent debout contre ce qu’ils considèrent être la négation d’un principe fondamental du Code pénal.
L’article 121 – 1 précise en effet que « nul n’est pénalement responsable que de son propre fait ». Me Bernard Ripert, avocat des frères Youssef et Ibrahim Camara, s’insurge. « C’est un principe qui n’a rien de légal, selon lequel on substituerait une responsabilité pénale collective à la responsabilité pénale individuelle. La justice elle-même le reconnaît – c’est dans l’acte d’accusation –, elle ne s’est pas attachée à rechercher quels étaient les auteurs des coups mortels », s’indigne l’avocat.
« Ce n’est pas le groupe qui tenait le couteau, mais un individu ! »
Les lignes de défenses sont clairement esquissées. Joëlle Vernay, avocate au barreau de Grenoble qui assurera la défense de l’un des mineurs (au moment des faits) et de Ulas Cetin, s’inquiète. « C’est une affaire très médiatique qui a légitimement bouleversé l’opinion publique et à laquelle on a voulu donner une réponse rapide. Je suis très inquiète parce qu’on a mis tout le monde dans le même sac alors qu’il faut déterminer la responsabilité de chacun ».
Bernard Ripert est tout aussi catégorique. « Il est clair qu’il y a deux morts et ce sont quatre armes blanches** qui ont servi à tuer ces victimes. Il y a donc quatre coupables ! Il ne peut y avoir, parmi les douze personnes poursuivies, douze coupables. La justice s’est fourvoyée dans cette affaire. Pour répondre aux demandes de l’opinion publique et du pouvoir politique, elle a pris le risque d’emprisonner des innocents en connaissance de cause », s’enflamme-t-il.
Pour étayer ses propos, l’avocat évoque le rapport d’autopsie des médecins légistes. « Les deux malheureuses victimes sont mortes sous le fait de coups de couteau. Et ce n’est pas le groupe qui tenait le couteau mais bien un individu ! »
Me Bernard Ripert reste cependant confiant : « Ce que j’attends de ce procès, tout comme les parties civiles le demandent, c’est que la vérité soit faite et la justice rendue ».
« Il est indispensable que cette affaire soit jugée en audience publique ! »
Une autre difficulté de cette affaire réside dans le fait qu’elle va être jugée à huis-clos, plus exactement sous le régime de la publicité restreinte. C’est du moins l’avis de Me Joëlle Vernay. « C’est très dommage. Les médias ont, à l’époque, relaté les faits de façon tout à fait tronquée. Il aurait été intéressant que ces mêmes médias rétablissent la vérité », regrette-t-elle.
La publicité des débats sera discutée dès l’ouverture du procès. Tous les avocats – qu’ils défendent les accusés ou les parties civiles – auront la parole et se prononceront sur ce point de procédure. « Ce sera sûrement le premier grand débat de ce procès, mais à mon avis on restera sur un huis-clos car les deux mineurs impliqués le demandent », assure l’avocate.
Tel n’est pas l’avis de Claude Coutaz, avocat et président de la section grenobloise du Syndicat des avocats de France (Saf). « Bien que n’étant pas dans le secret des dieux, vraisemblablement on se dirigerait vers un “huis-clos sauf presse”, comme il est possible de le faire ».
Et ce dernier d’argumenter : « Pour que tout le monde comprenne ce qui se passe dans ce procès et la décision qui sera prise à la fin, il faut quand même qu’il y ait des gens qui puissent le rapporter, sous peine de risquer de provoquer un sentiment d’injustice, de frustration. La loi a prévu le cas et autorise de restreindre la publicité à la presse », explique Claude Coutaz. « Dans un procès comme ça, il serait totalement illogique de ne pas le faire », conclut-il.
Bernard Ripert en est tout aussi convaincu. « Il est indispensable que cette affaire soit jugée en audience publique. Je rejette la tentation de huis-clos de la justice et de certains dans ce dossier. Ceux qui veulent que cette affaire soit à huis-clos sont ceux qui veulent que le mensonge triomphe et non pas la vérité, que des innocents soient condamnés et non pas les coupables. Je ne peux pas accepter cela et je me battrai pendant ces six semaines pour que triomphent la vérité et la justice », tempête l’avocat.
Un boxe des accusés complètement vitré
Un autre des enjeux de ce procès et non le moindre est la garantie que les audiences puissent se dérouler dans des conditions équitables. Un souhait qui pourrait bien être mis à mal, suite à la construction dans la salle d’assises d’une sorte de « cage de verre » qui entoure le boxe des accusés. Les objectifs d’un tel dispositif ? Éviter toute tentative d’évasion et assurer la sécurité.
La section grenobloise du Syndicat des avocats de France s’était élevée contre cette décision qu’elle jugeait « non conforme aux exigences d’un procès équitable ».
Le syndicat a été débouté d’un premier recours en référé devant le tribunal de grande instance de Grenoble et s’est ensuite adressé à celui de Paris pour demander la suppression du vitrage. Résultat : sa requête a été rejetée. Le dispositif est maintenu, il va falloir faire avec.
« Cette cage de verre est extrêmement gênante. Les personnes sises dans le boxe n’entendent pas ou très mal ce qui vient de la salle. Et puis, c’est très choquant sur le plan de la dignité. On n’a pas affaire à des animaux ! », s’indigne Joëlle Vernay.
Et de poursuivre : « Nous avons eu à traiter des affaires autrement plus sensibles dans cette salle d’assises. Là, ce ne sont pas des gens dangereux », plaide-t-elle.
« Les accusés doivent pouvoir voir leurs juges »
Claude Coutaz pointe, quant à lui, la difficulté qu’auront les avocats à communiquer avec leurs clients. Selon ce dernier, seuls huit des douze accusés pourront ainsi communiquer, plus au moins aisément, avec leur conseil à travers des orifices ménagés spécialement dans le vitrage. « Sans compter que les jurés situés aux extrémités ne pourront absolument pas voir les accusés situés aux extrémités de leur boxe. C’est vraiment très problématique ! Les accusés doivent pouvoir voir leurs juges », dénonce le syndicaliste qui prédit de nombreux incidents de séance.
« Il serait fâcheux qu’un procès de cette ampleur ne puisse pas se dérouler dans de bonnes conditions. La justice qui sera rendue ne doit être susceptible de critiques d’aucune sorte », affirme Claude Coutaz.
Ce dernier en est convaincu, les enjeux sont très importants : « Personne, autant pour ce qui concerne les parties civiles que les accusés, n’a intérêt dans ce procès à ce que le droit ne puisse s’exprimer correctement », proclame l’avocat.
Pour Bernard Ripert, les responsables sont aussi ceux qui ont démissionné face aux problèmes posés et rencontrés par les quartiers. « Pour moi, cette affaire est très significative du délabrement sociétal des quartiers et des banlieues. À force de laisser faire, de ne pas se préoccuper des difficultés de vie dans ces quartiers, l’État a fini par perdre toute légitimité et tout son pouvoir », fustige l’avocat. « Ce qui s’est passé dans cette affaire, on le retrouvera un jour ailleurs parce que les jeunes ont perdu tout sens de la réalité, des principes, du respect. Ils sont prêts à faire n’importe quoi ! », se désole le défenseur.
Joël Kermabon
* Si l’accusé était mineur au moment des faits et qu’il est majeur au moment du procès, la cour peut décider d’ouvrir les débats au public à la demande d’un ou plusieurs accusés. S’il y a des co-accusés, ils doivent tous être majeurs au moment du procès pour que ce dernier soit rendu public.
** Le résumé des faits figurant dans le communiqué de presse de la cour d’Assises de l’Isère fait mention de « huit lésions provenant d’armes blanches différentes : une au thorax, une au dos de la main et six aux membres inférieurs ».
DÉROULEMENT PRÉVISIONNEL DES DÉBATS
Le procès se déroule du 2 novembre à 14 h 30 au 11 décembre 2015, avec une première demi-journée consacrée aux procédures d’ouverture de l’audience, à une éventuelle discussion concernant la publicité des débat et à la constitution du jury.
Du 3 au 17 novembre, s’enchaîneront les examens de personnalité de chacun des accusés mais aussi des victimes. C’est ainsi que des enquêtes de personnalité, des avis d’experts psychiatres ou psychologues permettront au jury de mieux faire leur connaissance et les aideront à cerner leurs profils respectifs. Cette phase est essentielle.
Du 18 novembre au 2 décembre, défileront à la barre les différents enquêteurs qui sont intervenus sur le dossier et les experts dont les médecins légistes qui présenteront leurs rapports d’autopsie. On entrera alors dans le corps du procès avec les auditions des témoins. Les accusés seront, quant à eux, interrogés sur le fond.
À partir du 3 décembre, viendra le temps des plaidoiries des parties civiles et des réquisitions du ministère public. Les plaidoiries des défenseurs prendront ensuite le relais.
Les délibérations se dérouleront vraisemblablement pendant les journées des 10 et 11 décembre, sous réserve qu’il n’y ait pas de prolongation des audiences.