INTERVIEW – Les Alpes parviendront-elles à s’affranchir des limites administratives pour parler d’une même voix et agir de concert ? Élaborer une politique et une stratégie communes ? A l’heure de la raréfaction des ressources, le point avec Claire Simon, directrice de la Commission internationale pour la protection des Alpes (Cipra), qui tient sa conférence annuelle à Annecy du 13 au 15 novembre 2014.
Quelle politique pour les Alpes ? Quelle stratégie pour ce territoire à cheval entre huit États ? Près de vingt ans après l’entrée en vigueur de la Convention alpine et alors que se construit la macro-région Alpes, où en est-on ? Premières touchées par le changement climatique et menacées par la raréfaction des ressources, les Alpes doivent construire une politique par-delà les frontières. Elles n’ont pas le choix, plaide Claire Simon, directrice de la Cipra, Commission internationale pour la protection des Alpes à l’origine de la Convention alpine, il y a soixante ans. Le point avec cette Franco-Allemande convaincue, quelques jours avant la conférence annuelle qui se tiendra à Annecy du 13 au 15 novembre 2014.La Cipra est un des acteurs de la Convention alpine. Ce traité international, qui a valeur de loi dans les huit pays alpins et joue le rôle de pivot de la politique alpine, associe peu les régions. Pourquoi ?
Ce sont les États qui ont signé et ratifié ce traité international à partir des années quatre-vingt. Les régions n’ont pas été associées en tant que parties contractantes même si, depuis, les États se sont efforcés de les intégrer.D’où l’émergence de la macro-région Alpes, dont le plan d’actions est en cours d’élaboration ?
Les macro-régions sont une déclinaison du contrat de Lisbonne pour aller vers une vision un peu plus régionale de la politique européenne. La macro-région alpine a été à l’initiative des régions. Mais ce sont les États qui portent de telles initiatives à la Commission européenne. Tout l’enjeu actuellement est de mettre en place une gouvernance qui permette aux régions de continuer à jouer un rôle central.Depuis la Convention alpine, quelles avancées concrètes pour les Alpes ?
Il y en a moins qu’on ne l’espérait. En Autriche, des mesures ont été mises en œuvre en matière d’extensions de domaine skiable ou en matière de protection des sols. Un certain nombre d’articles de la Convention alpine ont ainsi été repris pour justifier des décisions au niveau national. En France, on a fait référence à la Convention alpine au cours de différents débats, notamment la ligne Lyon-Turin. Est-ce que le Lyon-Turin est une mise en œuvre de la Convention alpine ou est-ce qu’il est contraire à la Convention alpine ? Au niveau international, les textes de droit sont davantage formulés avec des objectifs qu’avec des mesures très contraignantes. Cela laisse une marge de manœuvre à l’interprétation… Mais la Convention alpine oblige les États et les régions à se poser un certain nombre de questions. Au-delà de l’aspect juridique, la Convention a une valeur sur la coopération en renforçant les échanges au niveau des États, des régions, des organisations non gouvernementales, des chercheurs, des communes… Il y a une dynamique de partage dont les résultats sont, certes, moins directement visibles que si l’on applique une loi ou un article mais qui a permis de faire des constats communs.Par exemple ?
Dans le domaine des transports et notamment du transit de marchandises à travers des Alpes, tout le monde est aujourd’hui d’accord pour dire que ce problème ne peut être résolu qu’à l’échelle alpine. Maintenant, il faut passer de ce constat commun à l’action commune. Et là, cela se complique. Des décisions doivent être prises au niveau de l’Union européenne mais aussi au niveau national et au niveau régional. Cela prend du temps. Au niveau européen, il faut faire accepter la prise en compte dans les coûts de transport routier des externalités négatives pour pouvoir financer, derrière, les solutions pour diminuer l’impact négatif. En développant des infrastructures ferroviaires par exemple. Au niveau national, c’est différent selon les pays. Prenez l’exemple de l’interdiction de circulation des poids lourds la nuit. Le Tyrol en tant que région alpine l’a fait ; en France, c’est beaucoup plus difficile de faire adopter ce genre de mesure par le législateur qui est loin, à Paris. Il faut que toute la chaîne fonctionne. Des petits pas sont faits mais il manque encore une cohérence d’ensemble et ce ne sont que des petits pas…En matière de protection de l’environnement, comment se situe la France par rapport à ses voisins ?
La question de l’environnement est certainement plus ancrée dans d’autres pays. En Autriche, les Alpes, c’est central. En France, les Alpes, loin de Paris, sont un petit bout de la France. Mais il y a aussi des initiatives intéressantes et qui n’existent pas ailleurs comme la loi Montagne, malgré toutes les difficultés d’application qu’on connaît… Généralement, on a une approche sectorielle sur l’eau, l’énergie, la forêt et donc, on fait des lois sectorielles… Si l’on vise un développement durable, il faut avoir une approche transversale. Avec la transition énergétique, remplacer l’énergie atomique par les énergies renouvelables va avoir des conséquences dramatiques sur le milieu naturel, avec le risque de détruire les cours d’eau, les forêts… L’approche sectorielle engendre de nouveaux problèmes. Il faut une approche plus large de la question et des enjeux.Pourquoi une politique spécifique aux Alpes plus qu’à un autre territoire en France ?
Dans les Alpes, il existe des enjeux particuliers, dans les transports et l’énergie notamment. Les Alpes figurent comme un réservoir de ressources naturelles : l’eau, le bois, la biomasse, éventuellement le solaire… Les yeux de l’Europe sont en partie tournés vers les Alpes. Mais on ne peut pas considérer les Alpes comme un simple réservoir énergétique et y puiser sans fin. Il y a aussi une réflexion à mener dans le domaine de la protection de la nature. Traditionnellement, on créait des espaces protégés. Petit à petit, on s’est rendu compte que la nature avait besoin de migrer pour maintenir une certaine dynamique. Ce continuum écologique ne doit pas s’arrêter à la frontière franco-italienne ou franco-suisse. On le voit avec la problématique des ours et des loups qui font fi des frontières. Il faut une approche commune. La Suisse a ainsi construit un pont à grands frais pour que les animaux puissent traverser l’autoroute. Mais côté autrichien, ces animaux se retrouvent dans une zone forestière protégée où l’on chasse les animaux pour favoriser la croissances des arbres…Quels sont les défis des Alpes demain ? Le développement du tourisme de masse, l’urbanisation, le transport ?
Difficile de dire ce qui est le plus urgent… Il va falloir gérer cet équilibre entre des zones économiques très dynamiques et sur-urbanisées et des zones qui se vident complètement. Et puis, il y a le changement climatique. Dans les Alpes, l’impact du changement climatique est au moins deux fois plus important que dans d’autres régions, avec une influence sur le régime hydrique, la faune, la flore, des risques naturels accrus…Des solutions se mettent-elles en place ?
La croissance économique va de paire avec l’augmentation de la consommation des ressources. De nombreux projets proposent des réponses pour limiter la consommation des ressources naturelles, dont le sol. Si des changement s’opèrent, c’est au niveau local, au niveau des communes, des particuliers, des associations… Mais aux niveaux national et européen, on est encore dans un discours de remplacement. De notre point de vue, remplacer ne suffira pas. Être plus efficace ne suffira pas non plus puisqu’on consommera plus. Il y a des initiatives qui partent du bas mais il manque le cadre venu d’en haut.Comme ?
En Autriche, l’association Libération du sol rachète des terres constructibles pour les dédier à un usage d’espace naturel. C’est une initiative qui vient pallier les lacunes des lois d’aménagement du territoire. A la différence des Conservatoires, en France, il s’agit d’une initiative citoyenne. Dans le Tyrol du Sud italien, un hôtel haut de gamme s’est inscrit dans un mode de gestion selon la notion d’économie du bien commun qui se base sur des critères économiques mais aussi sociaux et environnementaux. Pas de Spa, pas de télé dans les chambres… Il a remplacé le superflu par la qualité, avec des produits régionaux notamment.La crise économique peut-elle aider à tourner la page de cette croissance à tout prix, en partageant davantage ?
Oui et non. En temps de crise économique, on a tendance à nettement moins s’intéresser aux questions environnementales. Il y a aussi une tendance au repli et pas forcément une grande possibilité d’innovation.Patricia Cerinsek
La conférence annuelle de la Cipra est ouverte au public, jeudi 13 novembre à 18 h 30, avec l’intervention de Hugues de Jouvenel, spécialiste de prospective et président de Futuribles, centre international d’études pluridisciplinaires et de prospectives.LES VOIX DES ALPES, DÉCRYPTAGE
Cipra - La Cipra est une organisation non gouvernementale internationale qui œuvre sur l’ensemble des pays alpins, en France (dont le siège est à Grenoble), Italie, Slovénie, Suisse, Autriche, Liechtenstein, Allemagne et à Monaco. Son rôle est de promouvoir un équilibre entre développement économique, social et protection de l’environnement dans les Alpes.
Convention alpine - La Convention alpine est le premier traité international de droit public au monde visant à assurer la protection d’une région de montagne. La Convention passée vise à mettre en œuvre un développement durable des Alpes. Elle a valeur de loi dans les différents pays signataires. Entrée en vigueur en 1995, la Convention est le pivot de la politique alpine. Sa présidence est actuellement assurée par l’Italie.
Macro-région Alpes - Les Alpes sont le troisième territoire à se constituer en macro-région. Après la Baltique en 2009 et le Danube en 2011, les Alpes doivent préciser leur stratégie et élaborer leur plan d’actions qui doit être adopté d’ici juin 2015.