INTERVIEW – Le 5 janvier 2014, une avalanche emportait un skieur de randonnée dans la combe de Vogealle à l’aiguillette des Houches, en Haute-Savoie. Indemne, celui-ci a témoigné pour l’Association nationale de l’étude de la neige et des avalanches (Anena). Un témoignage, recueilli par Gilles Brunot de Météo-France Chamonix, que nous reprenons ici.
Pourrais-tu m’expliquer ce qui s’est passé ce 5 janvier 2014 ?
Avant de parler de l’avalanche, j’ai envie de parler de ce qui s’est passé avant, car c’est à partir de ce moment que je me suis “planté” […].
On devait aller skier en station avec d’autres amis. Finalement, ça ne s’est pas fait. C’était déjà un peu tard en matinée et il (Jean, qui l’accompagnait, ndlr) m’a proposé de faire une petite randonnée pour prendre l’air.
On oublie un peu de réfléchir aux conditions (nivologiques). On savait que c’était dangereux, mais quand tu fais du ski et que c’est bon, tu sais que c’est toujours dangereux. Le principe, c’est d’essayer de suivre les règles de sécurité, avoir le matériel, passer un par un et vite.
On ne skie pas pareil dans une pente raide et dans une pente à 20 degrés. Quand tu vas faire du hors-piste et que c’est dangereux, tu coupes une fois la pente et tu ne t’amuses pas à faire la godille, tu descends vite te mettre à l’abri.
Au moment de partir, Jean me prête un sac airbag […]. On monte à l’aiguillette des Houches. J’arrive un peu fatigué, Jean est plus en forme. D’habitude, c’est moi qui descends le premier, qui coupe la pente, car j’ai été pisteur […]. Comme je suis fatigué, il est prêt avant moi. Je le vois pousser la neige depuis l’arête, mais il ne coupe pas la pente. Il commence la descente, s’arrête au bout de 20 mètres, me dit « ça a l’air bon ». Je lui réponds : « va vite te mettre à l’abri ». Il continue, se met à l’abri et attend que je parte.
Où s’est-il mis à l’abri ?
Il est descendu en bas de la combe, jusqu’à un replat, puis a traversé à droite. Je pars ensuite dans la pente. J’y vais doucement, au début, je fais des petits virages. Au troisième, je sens une plaque qui se décroche sous moi. Je me retrouve assis. Je mets la main sur la poignée du sac airbag, je regarde à gauche et à droite pour essayer de voir quelque chose.
C’est un peu blanc, je ne vois pas grand-chose. Je me dis : « je déclenche le sac ». Des fois, tu te fais traîner un peu mais tu arrives à en sortir. Tu as les skis qui touchent le fond, tu t’arrêtes. Ça arrive plein de fois […] Bref, je déclenche le ballon et, là, je me retourne pour sortir de l’avalanche, je ne vois pas trop les bords. Je sens que c’est une masse épaisse. Quand tu pars sur une petite plaque, tu sens que c’est un matelas qui t’emmène, il n’y a presque rien qui bouge.
J’arrive quand même à me redresser et j’essaie de reprendre de la vitesse pour sortir. Je vois que je suis à 3 ou 4 mètres du bord mais l’avalanche accélère vraiment. Le manteau neigeux se disloque, les pieds partent au fond, mon ski se bloque, ça me pète le genou. J’ai l’impression d’être brassé dans tous les sens. […]
Avec la douleur, je n’attends qu’une chose : que ça s’arrête. Quand ça cesse enfin, je suis enseveli jusqu’à la taille, je relève la tête et, là, je suis enfoui par une deuxième avalanche qui m’emmène et me pousse environ 50 mètres plus loin. Je finis enseveli avec le bras gauche qui dépasse. J’entends le manteau neigeux qui s’arrête et se resserre autour de moi.
J’ai une seconde de peur, je fais l’inventaire et je m’aperçois que j’ai un bras à l’extérieur. Je me dégage donc le visage, j’ai de la neige dans la bouche, je suis à bout de souffle mais je peux reprendre ma respiration. Jean me voit, il arrive immédiatement et appelle le peloton de gendarmerie de haute montagne.
Tu avais donc de la neige dans la bouche ?
Oui, quand j’ai vu arriver la deuxième avalanche, je me suis dit qu’il fallait que je me protège le visage, mais j’ai fini écartelé avec de la neige dans la bouche.
Je n’ai pas été trop traumatisé par cette expérience, mais Jean oui. Il m’a cru mort pendant un instant. Cela l’a plus choqué car il a vécu ce moment, alors que moi j’étais concentré sur ma douleur aigüe du genou. Quand tu as perdu les skis, normalement tu luttes. Moi je me suis laissé brasser. Tu es un pantin quand tu as mal.
Quand tu es descendu dans la pente, ta trace était-elle loin de celle de Jean ?
Un peu à gauche, à 10 mètres. Mais je n’ai pas coupé la pente réellement. Quand je descends le premier et que je suis clair dans ma tête, je coupe la pente. Là, on est parti sans réfléchir. Pourtant, je me souviens de m’être dit que c’était dangereux, en être conscient.
Qu’est ce qui t’as fait penser que c’était dangereux ?
Les conditions de neige qu’on avait eues jusqu’à présent. Le froid, le fort gradient qui fait transformer la neige en gobelets, et la neige qui est tombée par dessus. […] Il avait plu haut en altitude, jusqu’à 1800 m, ce que je ne savais pas. En-dessous de 1800 m, le manteau neigeux s’était un peu désolidarisé mais, au-dessus, c’était resté des gobelets avec de la neige posée dessus.
On n’a pas assez pris d’informations avant de partir : lire le BRA (bulletin d’estimation du risque d’avalanche), questionner quelqu’un qu’on connaît, qui a les pieds dans la neige et qui nous dise : « les gars, c’est vraiment dangereux »… Alors, on prend la décision d’y aller ou non, mais si on y va, c’est en prenant un maximum de sécurité… facile à dire.
Pourquoi avoir choisi cet itinéraire ?
C’est un endroit qu’on connaît. La pente n’est pas très longue. On se méfie moins que dans des pentes avec de grandes dénivellations.
Y avait-il des signes inquiétants à la montée ?
A la montée, ça chauffait (la pente est orientée sud-ouest). On a fait attention mais on savait que la descente en versant nord allait être excellente. Du col, on voyait que des plaques s’étaient décrochées dans la pente en face, à droite. Je me suis dit que, comme rien n’était parti là où nous devions descendre, ça prouvait que c’était moins dangereux.
Aviez-vous lu le BRA avant de partir ?
Non. Je savais que les conditions étaient pourries mais je ne suis pas rentré dans les détails ; on n’avait pas prévu de faire une randonnée.
Le BRA, ce jour-là, indiquait un risque marqué, niveau 3. Est-ce que ça t’aurait inquiété ce niveau de risque ?
Ce n’est pas le niveau 3 qui m’aurait inquiété, parce que le niveau, c’est tout le temps 3… On a 3 ou 4 dès qu’il neige. Quand il y a 20 cm de neige, c’est risque 3.
[…]
Par risque 3, c’est risqué de partir dans une pente de 35 à 40 ° où il y a de la poudreuse. Quand c’est risque 3, il faut lire le BRA dans les détails.
Quand tu lis un BRA, regardes-tu seulement l’indice de risque ou lis-tu aussi le texte ?
Je lis plutôt le texte. L’indice ne va pas m’apporter d’informations. Au contraire, il n’y aurait même pas d’indice… L’indice, c’est le truc qui m’énerve presque. Dès qu’il neige, on est en 3, 4 ou 5. Quel que soit le niveau de risque, je skie de la même manière car, même en risque 2, il y a des cas où il y a des plaques qui sont parties alors que cent personnes étaient passées. Il y a aussi la question du sac airbag : nous a‑t-il fait prendre inconsciemment plus de risques ? Un tas d’erreurs accumulées et c’est l’accident […].
[…] Le jour de ton accident, il y a eu de nombreux accidents dans le Valais proche avec 4 ou 5 morts.
J’ai fait une bêtise. J’aurais aussi pu y rester. Si je n’avais pas eu le sac, j’y serais peut-être resté. J’aurais été asphyxié et Jean ne sait pas faire les massages cardiaques. C’est Jean qui m’a sorti, il était en amont de moi lorsque l’avalanche s’est arrêtée.
Propos recueillis par Gilles Brunot, Météo-France Chamonix
L’ANALYSE MÉTÉOROLOGIQUE ET NIVOLOGIQUE
Le contexte nivologique – Premières chutes de neige en novembre suivies de trois semaines de temps clair. Pendant cette période anticyclonique, la neige en surface se transforme en une neige sans cohésion dans la plupart des pentes orientées est, nord et ouest.
Le 18 décembre, dernier jour de cette période, on trouve ainsi dans ces pentes une couche des grains à face planes très développés, voire des gobelets. Sans danger tant qu’elle est en surface, cette couche sera ensuite longtemps à l’origine d’une grande instabilité du manteau neigeux dès qu’elle aura été recouverte par des chutes de neige.
Il neige le 19 décembre puis en moyenne tous les deux jours.
Le premier accident d’avalanche déclenché par skieur ou surfeur est signalé le 21 décembre, puis ils se succèdent jusqu’au 2 janvier, dont un mortel le 27. Le 4, il pleut temporairement jusque vers 1900 mètres, tandis qu’il tombe 30 cm de neige plus haut.
On a alors une situation typique de manteau neigeux instable : à 2.000 m d’altitude, environ 80 cm de neige fraiche assez récente reposent sur une bonne dizaine de centimètres de « sucre en poudre » (gros grains à face plane et gobelets) […]
Les signes d’instabilité - Sachant qu’il a neigé la veille, les avalanches de plaques qu’il (Edouard, ndlr) a remarquées se sont forcément décrochées quelques heures ou moins d’une journée auparavant. Elles sont donc le signe d’une grande instabilité, surtout si elles sont parties seules […].
Gilles Brunot
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