FOCUS – L’Institut de géographie alpine organisait ce vendredi 20 janvier une journée consacrée aux travaux de Matthieu Giroud, tué au Bataclan lors des attentats du 13 novembre 2015. Ce géographe étudiait le phénomène de gentrification au sein des villes contemporaines, et notamment dans le quartier Berriat Saint-Bruno de Grenoble.
« C’était extraordinaire à l’époque, inestimable ! » C’est ainsi que Max Rousseau, docteur en science politique, a qualifié l’apport des recherches de Matthieu Giroud dans le domaine de la gentrification, à l’issue de la journée consacrée à ses travaux, ce vendredi 20 janvier à l’Institut de géographie alpine. Le géographe, qui y avait fait une partie de ses études, a été tué au Bataclan lors des attentats du 13 novembre 2015.
Maître de conférence en géographie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Matthieu Giroud avait notamment participé à la rédaction de l’ouvrage Gentrifications, paru le 21 octobre 2016. Sa thèse de doctorat portait, elle, sur l’étude d’espaces en voie de gentrification, notamment dans le quartier Berriat Saint-Bruno à Grenoble.
La gentrification inachevée du quartier Saint-Bruno
La gentrification ? « C’est une appropriation des quartiers populaires par les classes moyennes, une valorisation du marché immobilier et un changement d’image et d’ambiance du quartier. Cela peut même aller jusqu’à des changements politiques », explique Max Rousseau, coauteur de l’ouvrage Gentrifications. A terme, ce processus peut également conduire à l’éviction des classes les plus défavorisées.
« D’après les théories classiques sur la gentrification, les pionniers vont être plutôt des individus marginalisés au sein de la classe moyenne, par exemple les homosexuels, les femmes célibataires, les étudiants et les artistes, qui possèdent un capital culturel de classe moyenne mais pas forcément le capital économique », poursuit Max Rousseau.
Cette première étape fut visible dans le quartier Berriat Saint-Bruno. « Il y a vingt-cinq ans, l’endroit où les jeunes en sortie d’étude avait envie d’habiter c’était Saint-Bruno. Un rêve partagé, porté par des jeunes qui n’avaient pas suffisamment de moyens pour être considérés comme des bobos », raconte Matthieu Warin, responsable de la Maison des habitants Chorier-Berriat.
Ces personnes « marginalisées » des classes moyennes ont un rôle clé dans ce processus d’embourgeoisement. « Ils changent l’image du quartier, sa réputation. Ils jouent le rôle d’un cheval de Troie [selon l’expression de la sociologue Sharon Zukin, ndlr] pour préparer le terrain à la classe moyenne, qui est moins apte à prendre le risque de s’installer dans des quartiers populaires. A partir du moment où il y a ces pionniers, cela rassure les classes moyennes », ajoute Max Rousseau.
« La dernière étape est celle des investisseurs. Mais c’est sur cela que nous ne sommes pas totalement d’accord ». A travers l’ouvrage Gentrifications, les chercheurs ont en effet voulu montrer qu’il n’existait pas qu’une seule forme de gentrification. Le processus diffère en fonction du contexte. Et l’embourgeoisement du quartier n’est pas inéluctable.
Ce processus de gentrification semble ainsi au point mort dans le quartier Berriat Saint-Bruno. « Il y a une dizaine d’années, j’étais persuadé que cela allait converger vers l’exclusion d’une partie de la population. Cette gentrification est un peu en panne. Les classes sociales aisées ne sont pas arrivées de manière suffisamment importante pour que cela transforme l’espace urbain », témoigne Matthieu Warin.
Des habitants qui résistent au processus de gentrification
Comment expliquer alors les difficultés du processus de gentrification au sein de certains quartiers ? A travers sa thèse, Matthieu Giroud avait émis l’idée de « résister en habitant ». D’une certaine manière, les habitants du quartier ralentissent le phénomène de gentrification par différentes pratiques.
« Matthieu Giroud faisait une distinction entre habitants et résidents, explique Max Rousseau. On peut habiter un endroit sans avoir forcément un titre de propriété ou un bail de location. Ceux qui ont été évincés par la gentrification peuvent revenir occuper l’espace public. Ils gardent leurs habitudes, comme à Berriat Saint-Bruno. »
C’est le cas, notamment, des nombreuses personnes issues de l’immigration qui fréquentent le quartier Saint-Bruno, son marché, ses cafés et boutiques au noms exotiques. « De nombreux commerces appartiennent à des enfants d’immigrés. La population qui fréquente ces lieux-là est aussi d’origine étrangère », témoigne Coline Picaud, une habitante du quartier.
« À partir du moment où les personnes habitent encore le quartier, elles marquent leur empreinte sur ce quartier et participent à construire son identité sociale. Qu’elles en aient conscience ou non, elles interfèrent dans le processus de gentrification », ajoute Lydie Launay, post-doctorante en sociologie et également coauteur de Gentrifications. « D’où le terme de résister en habitant, pas forcément de manière consciente », conclut Max Rousseau.
Cette résistance ne signifie pas que ce processus de gentrification s’est définitivement arrêté dans le quartier Saint-Bruno. Les politiques de la ville et la spéculation immobilière peuvent encore avoir un rôle à jouer. « Si l’on prend des mesures de réhabilitation ou de salubrité publique, la population risque de changer », ajoute Coline Picaud.
Corentin Libert
« Matthieu allait voir les gentrifiés »
« En général, la gentrification est plutôt observée du point de vue des gentrifieurs, c’est ce qui est le plus visible, le plus facile à faire. Matthieu allait voir les gentrifiés [ceux qui subissent la gentrification, ndlr]. C’est peut-être le seul en France à l’avoir fait », explique Max Rousseau.
Par ailleurs, Matthieu Giroud n’avait pas un avis tranché sur le sujet. « Il était capable de voir les aspects à la fois négatifs et positifs de la gentrification. Positifs telles que les formes de solidarité entre gentrifieurs et gentrifiés, comme par exemple les formations proposées aux classes populaires par les nouveaux habitants. Quand on pense à la gentrification, on est généralement soit pour, soit contre. Matthieu était capable de nuancer », conclut-il.
Pour en savoir plus :
Sur l’ouvrage Gentrifications : Marie Chabrol, Anaïs Collet, Matthieu Giroud, Lydie Launay, Max Rousseau, Hovig Ter Minassian, Gentrifications, Editions Amsterdam, 2016.
Sur la thèse de Matthieu Giroud : Matthieu Giroud. Résister en habitant ? Renouvellement urbain et continuités populaires en centre ancien (Berriat Saint-Bruno à Grenoble et Alcântara à Lisbonne). Géographie. Université de Poitiers, 2007.
Sur les illustrations de Vito : Victor Locuratolo, Le Paris de Vito, autoédition, 2015
Victor Locuratolo, Villes nomades, autoédition, 2016