TROIS QUESTIONS À – Laïcité et religion : un couple tumultueux dont l’actualité ne cesse de rebondir… Faut-il, au nom du vivre-ensemble, “assouplir” le principe de laïcité face à certaines revendications ? Rencontre avec Mohamed-Chérif Ferjani, enseignant-chercheur à l’Université de Lyon 2, défenseur de la laïcité et auteur de “Islamisme, laïcité et droits de l’homme”.
Né en 1951, en Tunisie, Mohamed-Chérif Ferjani est professeur à l’Université Lyon-II. Ancien prisonnier politique en Tunisie (de 1975 à 1980), il est membre fondateur de la section tunisienne d’Amnesty international. Auteur de travaux sur l’islam et le monde arabe, il a notamment publié Les Voies de l’islam, approche laïque des faits islamiques (CRDP de Franche-Comté – Éditions du Cerf, 1996), Islamisme, laïcité et droits de l’homme (L’Harmattan, 1992) et Le Politique et le religieux dans le champ islamique (Fayard, 2005).
Place Gre’net : Pouvez-vous rappeler le contexte historique dans lequel le principe de laïcité est né en France, ce qu’il impliquait au départ et quelle était son intention ?
Mohamed-Chérif Ferjani : La laïcité est un principe d’égalité, de non discrimination, d’intégration et non pas d’exclusion. Il y a eu plusieurs étapes qui ont forgé la laïcité en France. La première est la Révolution française, qui a mis fin à l’hégémonie de l’Église catholique sur la culture, les arts, les savoirs, les mœurs, dans les domaines politiques et juridiques, etc. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble l’ordre public établi par la loi », dit l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.
La laïcité revient en force sous la IIIe République, avec la loi de 1905 séparant l’Église et l’État. La République assure la liberté de conscience et garantit la liberté de culte, précise le premier article de cette loi. En 1946, la laïcité devient un principe constitutionnel. Elle est réaffirmée dans la Constitution de 1958.
Depuis les années 1970, la France a ratifié la Convention européenne des droits humains et lui donne, en 1981, force de loi. L’article 9 de la Convention dit que les libertés religieuses peuvent se manifester individuellement et collectivement, en privé ou en public. Toute personne peut saisir la Cour européenne des droits de l’Homme (la CEDH) pour non-respect de la Convention. Il est sûr que la CDEH influence aujourd’hui la laïcité en France et dans de nombreux pays.
Repas spécifiques dans les cantines scolaires, port du voile à l’université, demandes de créneaux horaires réservés aux femmes dans des lieux publics… Il semble y avoir une crispation croissante sur la question religieuse. Va-t-on vers un aménagement de la laïcité sous la pression de certains groupes religieux ?
Plus la société est diverse, plus la laïcité est nécessaire pour, précisément, faire place à tout le monde, ne pas privilégier les uns au détriment des autres, ni discriminer les uns au profit des autres. Oui, il y a des crispations aujourd’hui, autant de la part des communautés religieuses… que du côté de certains défenseurs d’une soi-disant laïcité dont l’intention n’est pas d’intégrer mais d’exclure ! Marine Le Pen est d’une famille politique qui a toujours contesté la laïcité ; aujourd’hui, elle se fait la porte-drapeau de la laïcité pour s’opposer à la prise en compte du respect des interdits alimentaires de certaines religions. Je me méfie d’une telle laïcité qui n’est qu’une forme à peine déguisée de racisme, une volonté d’exclusion !
Concernant les repas spécifiques dans les cantines scolaires, on est bien en cohérence avec le principe de laïcité, puisque l’une des applications de la liberté de conscience est de prendre en compte les interdits alimentaires des religions, conformément au nécessaire respect de cette liberté fondamentale. On le fait bien dans les avions, dans les entreprises, partout. Pourquoi ne pas offrir une alternative à ceux qui veulent manger casher, halal ou végétarien ? Il n’est pas question d’aménagement du principe de la laïcité, mais de cohérence dans son application. Sinon, c’est la discrimination qui favorise les surenchères identitaires…
La demande de “créneaux horaires pour les femmes dans les piscines”, pour moi, relève de ces surenchères. Quand je vais à la piscine, je n’ai pas le droit de porter un maillot short. Il faut que je porte un maillot slip, que cela me plaise ou non ; il s’agit d’une question d’hygiène. En matière de laïcité, c’est sûr, il y a besoin d’une réflexion globale et sereine pour apporter des réponses cohérentes qui soient les mêmes pour tout le monde. Mais qui veut vraiment se donner la peine de mener une telle réflexion ?
Les témoins de Jéhovah se postent régulièrement en divers endroits de Grenoble, voire sonnent aux portes. Faut-il y voir une autorisation de facto du prosélytisme dès lors qu’il ne constitue pas un « trouble à l’ordre public » ?
Je ne peux pas revendiquer la liberté de conscience et dire que certaines opinions n’ont pas le droit de s’exprimer… Pourquoi les témoins de Jéhovah n’auraient pas le droit de s’exprimer, même s’ils sont considérés comme une secte ? D’ailleurs comment définir une secte, sans entorse au principe de liberté de conscience ? Les religions ne sont-elles pas des sectes qui ont réussi ?
Qu’est-ce que l’on pourrait reprocher aux sectes ? La manipulation ? Qu’est-ce que la propagande et la publicité, si ce n’est de la manipulation ? Est-ce qu’on peut empêcher quelqu’un de faire une donation aux témoins de Jéhovah ou à l’église réformée ou catholique ou à un parti politique, ou de léguer sa fortune au FN ?
Il n’y a pas de loi sur les sectes en France mais, en revanche, on a un arsenal juridique qui peut s’appliquer aux atteintes à la liberté d’autrui, à l’extorsion de fonds, à différentes formes de manipulation. L’extorsion d’argent est condamnable, si on a des preuves. Quand le prosélytisme devient agressif, on peut parler d’atteinte à la liberté d’autrui.
Quand il s’agit d’embrigader des gens dans des groupes violents qui menacent et l’ordre public et la sécurité des biens et des personnes, il faut l’empêcher par des lois qui sont les mêmes pour tous, dans leur esprit comme dans leur application. Il faut ainsi sévir contre les groupes intégristes qui recrutent des personnes pour le soi-disant jihâd au Moyen-Orient, en France ou ailleurs, comme on l’avait fait contre Action directe, les Brigades rouges et comme on doit le faire contre les groupes violents néo-nazis !
Propos recueillis par Séverine Cattiaux
Mohamed-Chérif Ferjani, à Grenoble ce jeudi 22 octobre 2015
Enseignant-chercheur spécialiste de la laïcité et des religions, Mohamed-Chérif Ferjani sera à Grenoble ce jeudi, dans le cadre des débats des « Jeudis citoyens », organisés une fois par mois par la revue Écarts d’identité.
Le thème de la soirée : le couple laïcité/religion qui se déchire à n’en plus finir. « Ici, on prône leur réconciliation, là, leur inévitable divorce. Et si on s’intéressait à leur histoire ? À la façon dont elles ont géré leur promiscuité ? Le débat de ce jeudi tentera de dénouer l’écheveau qui caractérise ce couple, à commencer par l’islam confronté à la laïcité », commentent les organisateurs.
Rendez-vous ce jeudi 22 octobre, à 18 h 30, à L’Affût, 5 rue Très-Cloîtres à Grenoble.