ENTRETIEN – Peser de l’intérieur : tel est l’objectif des écologistes au gouvernement, comme au conseil régional de Rhône-Alpes. Une position toutefois inconfortable quand les dossiers divergents s’accumulent, ce qui est aujourd’hui le cas aux deux échelons. S’appuyant sur l’actualité du Lyon-Turin, Corinne Bernard, conseillère régionale écologiste, défend un transport ferroviaire du quotidien, émancipant et économe.
À 43 ans, Corinne Bernard est une novice en politique. Son premier mandat, conquis en 2010 au conseil régional de Rhône-Alpes, s’inscrit dans la continuité de ses engagements précédents. D’abord postière puis guichetière dans le Trièves, elle devient syndicaliste du mouvement Sud PTT, après avoir été engagée en 2006 comme contractuelle à la SNCF, en qualité de chef de gare. Elle adhère alors naturellement à l’antenne Sud Rail car « c’est un syndicat qui défend les citoyens au-delà du milieu de travail, en s’impliquant dans la lutte féministe et contre le racisme ». Depuis sa gare de Clelles, elle réclame un meilleur service pour les usagers de la ligne Grenoble-Gap. C’est le conseiller régional écologiste Gérard Leras, élu du Trièves, qui la convainc, lors d’une rencontre, de s’engager en politique pour défendre le développement ferroviaire en zone rurale.
Les députés ont approuvé, cette semaine, l’accord franco-italien du 30 janvier 2012 « pour la réalisation et l’exploitation d’une nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin ». Les opposants, dont les écologistes, ont-ils perdu le bras de fer dans ce dossier ?
Cette ligne ne verra jamais le jour, même si l’Union européenne s’est engagée à financer 40% du projet. Tant qu’une opposition existera, il restera des recours. Dernièrement, un recours gracieux a ainsi été déposé auprès du Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, pour contester la déclaration d’utilité publique. Les 27 conseillers régionaux écologistes de Rhône-Alpes sont signataires parmi les 530 requérants.
Une seconde version, portée par le Grenoblois Raymond Avrillier, est prête à être déposée auprès du Conseil d’Etat. Elle pointe du doigt les problèmes de légalité interne et externe. Par exemple, le premier accord de ratification prévoyait la saturation de la ligne existante. Une condition qui a été évincée du nouveau projet.
De nombreux autres aspects de ce projet sont contestables et permettront de faire barrage. C’est le cas du risque de pollution pesant sur la nappe phréatique ou de la plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui, déjà déposée en décembre dernier par des députés écologistes. Son objectif est d’alerter sur les dangers de la pollution liée au trafic routier dans les Alpes – responsable de 16.000 morts par an – et d’augmenter la part de fret dans les transports transalpins.
Alors que le Lyon-Turin est justifié notamment par un report modal du transport de marchandise, le dossier brûlant de la suspension de l’écotaxe s’est invité dans le débat parlementaire. Le gouvernement tient-il, selon vous, un discours contradictoire ?
Le gouvernement est persuadé de l’utilité de ce projet, perçu seulement à travers le prisme de la croissance et des 10.000 créations d’emplois. C’est une vision d’un autre âge. Le Lyon-Turin ne créera pas de l’emploi mais de la précarité, car ce sont des emplois « détachés » qui verront le jour. Des tunneliers « polonais » seront assujettis aux charges sociales de leur pays d’origine, avec les salaires correspondants. Quant aux cheminots de Réseau ferré de France (RFF) ou de la SNCF, ils ne seront pas embauchés sur ce projet.
En Bretagne, le mouvement d’opposition à l’écotaxe, soutenu par la FNSEA et le Medef, s’est exprimé plus fort que les autres. Il est parvenu à faire reculer le gouvernement. C’est une nouvelle fois les contribuables qui devront prendre en charge les 800 millions d’euros de fonctionnement alloués par le précédent gouvernement au partenaire privé Ecomouv’, gestionnaire du dispositif et des infrastructures de l’écotaxe. Pour l’instant, il ne s’agit que d’une suspension. J’espère que le gouvernement reverra sa copie et négociera avec les opposants pour parvenir à un accord et ainsi relancer cette mesure. La fiscalité écologique est un engagement de François Hollande. Il devra s’y atteler.
Pourquoi les écologistes, initialement favorables au projet Lyon-Turin, sont-ils devenus ses plus farouches opposants ?
D’abord, il faut rappeler que c’est grâce aux écologistes que ce projet est passé du simple transport de voyageurs à un transport mixte, mêlant fret et personnes. Nous souhaitions mettre les camions sur les rails pour limiter la pollution insoutenable dans les vallées alpines. Mais le projet a ensuite été à nouveau détourné, car rien d’incitatif ou de contraignant n’est prévu pour encourager les transporteurs à utiliser le fret.
Par ailleurs, il y a moins de transport de marchandises transalpin aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Le projet et la situation ont changé. Notre position aussi. Nous souhaitons désormais améliorer la ligne existante et la saturer avant d’envisager toute nouvelle infrastructure.
La ligne actuelle est utilisée à seulement 17% de sa capacité. En construire une nouvelle dans ces conditions serait inadmissible et scandaleux.
Localement, la désignation de Michel Destot comme rapporteur du projet Lyon-Turin accentue-t-il les antagonismes que les écologistes entretiennent avec lui ?
C’était pour lui une aubaine. Cependant, la position de la ville de Grenoble a toujours été ambiguë sur ce projet, comme sur tous les autres gros projets d’infrastructures. Tout comme le Conseil général de l’Isère, elle est toujours favorable, mais rarement prête à les financer. Jean-Jack Queyranne, le président socialiste de la région Rhône-Alpes, a au moins la cohérence de ses engagements puisqu’il prévoit de mettre 900 millions d’euros sur la table pour le Lyon-Turin.
Justement, si le Lyon-Turin se faisait, le projet capterait tous les investissements ferroviaires de la région et le reste du réseau serait mis en stand-by. L’argent public ne se dépense qu’une seule fois. Les Rhônalpins ont-ils davantage besoin pour leur quotidien d’une ligne grande vitesse (LGV) Lyon-Turin sous-utilisée ou d’investissements sur leurs lignes quotidiennes ? Je penche davantage pour la deuxième possibilité.
Le conseil régional, sous l’impulsion des écologistes, a voté la semaine dernière la sur-modulation de la taxe sur les carburants (TICPE, ex-TIPP). Elle s’élèvera à un centime d’euro par litre, en moyenne. N’est-ce pas une nouvelle taxe qui pèsera sur les ménages à l’heure d’une « saturation fiscale » ?
Bien sûr que c’est une nouvelle taxe. Inutile de mentir. En revanche, celle-ci est éminemment juste et écologiste. Elle répond au principe de pollueur-payeur et ramènera 66 millions d’euros par an, dédiés à l’investissement ferroviaire. Participer à cet effort, c’est participer aux travaux sur les infrastructures du quotidien.
Les premiers projets ne concernent pas l’Isère pour l’instant. Il s’agit d’abord de la réouverture ferroviaire de la rive droite du Rhône, du développement des TER en Ardèche – où plus aucun train ne circule – et, à long terme, d’un tram-train reliant Grenoble à Vizille, voire à Bourg‑d’Oisans.
Développer les transports en commun, c’est rendre du pouvoir d’achat aux ménages. Cela doit leur permettre d’abandonner, par exemple, leur deuxième voiture qui est souvent un gouffre financier, ou mieux, de se passer totalement de voiture, pour les foyers les plus proches de leur lieu de travail.
Comment souhaiteriez-vous voir évoluer le réseau ferroviaire ?
Notre engagement de campagne était de fournir à tous les Rhônalpins un mode de transport en commun à moins de cinq minutes d’accès pour les zones urbaines et à moins de dix minutes pour les zones rurales. Nous estimons qu’il est inutile de continuer de développer les infrastructures routières, avec comme prisme de lecture, des énergies fossiles en abondance.
92% des voitures circulent avec une seule personne à bord alors que cela coûte le même prix d’en transporter cinq. C’est une aberration ! Mais pour se passer de sa voiture, il faut des transports en commun efficaces, propres, sûrs, réguliers et ponctuels. C’est le travail de l’action publique et politique.
Aujourd’hui, certains reviennent au volant car les retards leur posent des problèmes professionnels. Nos opposants s’indignent que les trains soient pleins. C’est un bon signal. La réponse, c’est davantage de wagons et de voies, pas plus de routes.
Enfin, nous sommes parvenus – après deux ans de travail – à réduire de 75% à 90% le tarif des bénéficiaires de la carte illico solidaire (demandeurs d’emploi, bénéficiaires du RSA, adultes handicapés, demandeurs d’asiles, etc.). Il faut aujourd’hui réfléchir à la gratuité. C’est encore un gros mot pour certains élus, même dans notre famille politique. J’y suis favorable pour les plus défavorisés.
Autre mesure votée lors de la dernière session plénière du conseil régional, l’aide de 25 millions d’euros accordée au projet Crolles 2017, porté par ST Microelectronics. Les écologistes ont voté contre alors que le secteur emploie 40.000 personnes en Isère. Pourquoi ?
L’aide publique doit être réservée aux secteurs qui peinent à être rentables, à développer des filières de proximité ou à créer des emplois. Ce n’est pas le cas des nanotechnologies. Cette subvention correspond à 3000 euros par mois et par emploi. Nous n’étions pas fondamentalement opposés à cette subvention mais nous réclamions des contreparties de la part des entreprises. La délibération tient sur trois pages et le bénéficiaire de cet argent n’est même pas clairement indiqué !
Nous souhaitions également interdire le versement de dividendes aux actionnaires, car si de l’argent public est versé, c’est pour développer la filière. De plus, le financement de la région représente seulement 1% du budget total. C’est de l’argent qui aurait pu être alloué à des projets plus durables.
L’écotaxe, le Lyon-Turin, Crolles 2017… Êtes-vous de ceux qui estiment qu’une sortie des écologistes du gouvernement doit être envisagée ?
C’est de l’intérieur que nous faisons changer les choses. Plutôt qu’une sortie du gouvernement, je souhaite que celui-ci devienne vraiment socialiste et applique une politique de gauche.
Il serait plus facile pour les écologistes d’être en dehors du gouvernement car notre électorat ne comprend pas toujours notre solidarité gouvernementale. Mais dans le même temps il est conscient que nous sommes inutiles à l’extérieur des majorités.
Cécile Duflot réalise un travail exceptionnel sur les loyers et a obtenu une belle victoire sur la loi Alur (ndlr : loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové). Ce que fait Pascal Canfin est encore moins visible et médiatique, mais est tout aussi remarquable. Vivement que François Hollande devienne un homme de gauche !
Propos recueillis par Victor Guilbert
Photos de Véronique Serre
L’entretien a été réalisé le jeudi 31 octobre au café « Les copains d’abord », 35 Rue Lesdiguières à Grenoble. Il n’a pas été soumis à relecture.
Extrait d’ouvrage choisi par Corinne Bernard- Consultez ici les autres entretiens politiques du Dimanche de Place Gre’net.« Petit cours d’autodéfense intellectuelle » de Normand Baillargeon :
« Ma deuxième préoccupation est politique et concerne l’accès des citoyens des démocraties à une compréhension du monde dans lequel nous vivons, à une information riche, sérieuse et plurielle qui leur permette de comprendre ce monde et d’agir sur lui. » La conviction qu’elle en tire Aujourd’hui tout est opaque. L’exercice de la démocratie est compliqué. Informer, être claire, simple et transparente. C’est comme cela que je perçois mon mandat politique. J’essaye d’accéder aux informations et de les comprendre pour les voter en connaissance de cause. Cet ouvrage permet d’éviter les poncifs de certains médias et de comprendre les conflits d’intérêts de certains d’entre eux. Il pose les questions essentielles à l’usage de la démocratie.