FOCUS – À l’occasion du 160e anniversaire de l’ouverture des relations diplomatiques entre la France et le Japon et de l’Année du Japon en Isère, le Musée dauphinois présente jusqu’au 24 juin 2019 l’exposition Des samouraïs au kawaii, histoire croisée du Japon et de l’Occident. Celle-ci explore l’évolution des relations entre le pays du Soleil-Levant et l’Occident, de la première rencontre en 1543 jusqu’à nos jours. L’occasion d’évoquer les influences réciproques, échanges et ruptures ayant jalonné cette période…
Le 9 octobre 1858, la France et le Japon signaient un « traité de paix, d’amitié et de commerce » qui officialisait le rapprochement diplomatique entre les deux pays. Un traité qui marquait la fin de plus de deux siècles d’isolement volontaire de l’archipel.
Pour célébrer ce 160e anniversaire, les gouvernements français et japonais ont lancé le programme culturel national Japonismes 2018 : les âmes en résonance, décliné sous de multiples biais partout dans l’Hexagone.
En Isère, le Département a ainsi déclaré 2018 Année du Japon en Isère, dont l’un des temps forts est incontestablement la nouvelle exposition du Musée dauphinois, Des samouraïs au kawaii, histoire croisée du Japon et de l’Occident.
Très visuelle et fourmillant de références culturelles générationnelles, l’exposition montre plus de 240 objets issus de plusieurs collections publiques et privées. Parmi eux, 65 pièces provenant d’un prêt exceptionnel du Musée des Confluences de Lyon – principal partenaire de l’événement – qui a bénéficié également du soutien de la Japan Foundation et de la Drac Auvergne-Rhône-Alpes.
« L’arrivée des navigateurs portugais en 1543 marque la première rencontre entre le Japon et l’Occident »
Armure de samouraï, paravents et boîtes nanban, statuettes de l’époque d’Edo, répliques de sabres et de fusils, statue de moine bouddhiste, bol à thé, masque de nô (style traditionnel du théâtre japonais), fac-similés, estampes, vases de l’ère Meiji, pochoirs katagami, photographies originales du XIXe siècle, costumes d’opéra, kimonos en soie, appareil photo, figurines d’Astroboy et Goldorak, collections de mangas, affiches de dessins animés, consoles de jeux vidéo…
Tout au long du parcours, ces différentes pièces, présentées dans leur contexte historique, illustrent l’évolution des liens tissés entre le Japon et l’Occident – et notamment la France – dans tous les domaines : culturel, technologique, politique, économique, sociétal, artistique.
« On a voulu montrer comment il y a eu sans cesse des allers-retours, des influences réciproques, des échanges et même des ruptures », explique la commissaire d’exposition Fabienne Pluchart, responsable des collections et des ressources documentaires du Musée dauphinois.
Le public embarque ainsi pour un voyage à travers cinq siècles d’histoire, qui prend sa source au milieu du XVIe siècle. « L’exposition démarre en 1543 avec l’arrivée de navigateurs portugais qui marque la première rencontre entre le Japon et l’Occident, raconte Fabienne Pluchart. Il y avait déjà des comptoirs portugais en Asie mais le Japon n’avait encore jamais été exploré. Les Portugais découvrent alors ce peuple qu’ils dépeignent dans leurs écrits comme très raffiné et cultivé. »
Cette ère d’effervescence artistique et culturelle s’accompagne de « la fermeture totale du pays »
Si ces échanges, essentiellement commerciaux, « se passent très bien » au départ, ils vont aussi avoir « des conséquences très fortes, avec l’introduction des armes à feu », ajoute-t-elle. En 1549, les premiers missionnaires jésuites espagnols et italiens arrivent dans l’archipel : « Ils font des cadeaux aux seigneurs locaux, notamment des armes à feu qui sont très vite copiées au Japon et vont modifier considérablement l’art de la guerre. »
À l’époque, le Japon est divisé en de multiples clans, dirigés par des seigneurs s’appuyant sur des mercenaires, les samouraïs. Avec l’apport des armes occidentales, le clan des Tokugawa l’emporte sur ses rivaux et unifie le pays en 1600.
« Le shogunat Tokugawa va dominer le Japon pendant plus de 250 ans – jusqu’au retour de l’empereur Meiji – et son rôle est déterminant dans l’histoire du Japon, souligne Fabienne Pluchart. Il dirige un pays pacifié où apparaît une société plus citadine, basée sur les loisirs et le plaisir : on assiste au développement du théâtre, de l’art du thé… »
L’époque d’Edo [du nom de l’ex-Tokyo, capitale du shogunat] voit émerger un nouveau courant artistique, l’ukiyo‑e, « l’art du monde flottant », qui s’exprime notamment par l’estampe et le théâtre kabuki, représentés par plusieurs œuvres dans la première partie de l’exposition.
Paradoxalement, cette ère de prospérité et d’effervescence culturelle et artistique s’accompagne de « la fermeture totale du pays ordonnée en 1641 par le shogun Tokugawa, qui avait peur de l’influence occidentale grandissante ».
Hormis quelques contacts avec la Chine et la Corée, l’archipel demeure ainsi coupé du monde « pendant 250 ans, à l’exception d’un comptoir tenu par les Néerlandais à Nagasaki : c’était les seuls Occidentaux autorisés à commercer avec les Japonais car ils étaient protestants et donc pas considérés comme prosélytes. »
Après plus de deux siècles d’isolement volontaire, le Japon se voit contraint de s’ouvrir
Cette fermeture du Japon à l’Occident est symbolisée par un tunnel – passerelle entre ces deux parties de l’exposition mais aussi entre l’époque d’Edo et l’ère Meiji – duquel débouchent les visiteurs qui, tels les Occidentaux au milieu du XIXe siècle, découvrent subitement le foisonnement artistique du pays du Soleil-Levant.
Après plus de deux siècles d’isolement volontaire, le Japon se voit en effet contraint de s’ouvrir au commerce sous la menace occidentale, notamment des États-Unis qui lui délivrent un ultimatum en 1853. Le shogun finit par céder et, en 1858, des traités commerciaux défavorables au Japon sont signés avec plusieurs puissances occidentales, dont la France.
En quelques années, la France devient le partenaire privilégié du shogunat Tokugawa, tissant de solides liens d’interdépendance avec le Japon. Un rapprochement auquel a grandement contribué un diplomate grenoblois mis en avant par le Musée dauphinois : Léon Roches.
Ambassadeur de France au Japon de 1864 à 1868, il était « très sensible à la cause de la soie française, une industrie importante et lucrative mais confrontée à de gros problèmes de production en raison d’une maladie décimant les vers à soie, précise Fabienne Pluchart. Il a donc négocié l’aide française à la modernisation de l’industrie japonaise et à la construction de l’arsenal naval de Yokosuka. La France a envoyé des ingénieurs et du matériel pour contribuer à la réalisation du chantier et, en échange, le Japon l’a fournie en soie brut, puis en vers à soie. »
Si Léon Roches a « sauvé la soie française et été à l’origine de ces échanges entre les deux pays », sur le plan politique en revanche, il a « misé sur le « mauvais cheval », en l’occurrence le shogun dont il était particulièrement proche, alors que l’empereur revenait sur le devant de la scène ».
L’ouverture forcée du Japon et l’impopularité du shogun ont en effet plongé le pays dans une guerre civile qui mènera au renversement du shogunat Tokugawa et au retour de l’empereur Mutsuhito, en 1868.
C’est le début de l’ère Meiji qui va faire passer le Japon d’un État féodal à une grande puissance moderne et industrielle, sur le modèle des nations occidentales.
Le japonisme s’immisce dans presque tous les pans artistiques et culturels
L’ouverture du Japon suscite en tout cas un immense élan d’enthousiasme chez les Occidentaux qui découvrent, ébahis, une culture longtemps cachée. Estampes et objets déferlent sur le marché européen, tandis que « l’art japonais remet en question l’esthétique traditionnelle occidentale ».
L’influence de l’art japonais gagne les artistes de l’Europe entière, comme les impressionnistes et les nabis. Naturellement, le Dauphiné n’échappe pas au phénomène et les artistes de la région s’imprègnent eux aussi du « japonisme », terme inventé par le collectionneur Philippe Burty en 1872 et très vite unanimement adopté.
Véritable raz-de-marée, le japonisme s’immisce dans presque tous les pans artistiques et culturels des sociétés européennes, à partir de la fin du XIXe siècle.
Illustration avec ce large éventail de pièces présentées par l’exposition, dans des domaines très variés : la peinture bien sûr, avec le Portrait de May Belfort de Toulouse-Lautrec, mais aussi l’opéra, avec deux costumes de Madame Butterfly, la mode (des kimonos Meisen, dont l’usage se diffuse en Europe au cours de l’ère Meiji) et même la musique classique (un programme de concert donné à Grenoble le 23 janvier 1888 au bénéfice du patronage catholique, à l’esthétique aussi japonisante qu’inattendue).
Le début du XXe siècle constitue un nouveau tournant pour le pays du Soleil-Levant qui va faire une entrée en force sur la scène internationale. Durant les dernières années de l’ère Meiji (1868−1912), le Japon fait ainsi abroger les « traités inégaux » passés sous la contrainte des Occidentaux et « rattrape son retard technologique, industriel et militaire », tout en menant une « politique expansionniste en Asie ».
Les guerres face à la Chine (1894−1895) – qui débouche sur l’annexion de Taïwan – et la Russie (1904−1905) sont toutes deux remportées par l’Empire japonais. Ce dernier conflit, matérialisé dans l’exposition par une estampe représentant la bataille de Tashihchiao, marque profondément les esprits car il s’agit de la première guerre perdue par une puissance européenne face à un pays asiatique.
Il suffira au Japon de vingt-cinq ans pour s’ériger en puissance industrielle majeure
Malgré la présence du Japon aux côtés des Alliés pendant la première guerre mondiale, la France voit son influence, relativement importante durant la fin de la période d’Edo et l’ère Meiji, diminuer et se cantonner à la sphère culturelle. Les Nippons lorgnent désormais davantage vers le rival germanique.
« Les Japonais ont constaté que la France avait perdu une partie de sa puissance militaire, indique Fabienne Pluchart. Or, l’empereur était très admiratif de Bismarck et a décidé de se rapprocher de l’Allemagne », vue comme un modèle. Un choix qui, au fil des épisodes, conduira Hirohito à « se tourner dans les années 1930 vers l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste ».
Sur cette période de l’entre-deux-guerres, le Musée dauphinois évoque la figure d’un autre ambassadeur de France au Japon, Paul Claudel, Isérois de cœur. À son retour de Tokyo, il achète le château de Brangues, en Isère, où il s’installe définitivement. En poste de 1921 à 1927, le dramaturge et poète « voit cette montée en puissance de l’Allemagne au Japon, mais il n’arrive pas à l’enrayer ».
Néanmoins, « Paul Claudel sera un très bon « VRP culturel » et va promouvoir la culture française et le rapprochement entre les deux peuples en étant à l’origine de la création de deux maisons de la culture françaises au Japon, ainsi qu’en collaborant avec des artistes japonais. Pour les Japonais, il est resté quelqu’un de très important, qu’ils nomment « l’ambassadeur-poète ». »
S’ensuivront les événements bien connus qui conduiront à l’entrée en guerre du Japon : militarisation du pays – esquissée par exemple avec l’exposition d’un kimono en soie de jeune garçon aux motifs de propagande –, poursuite de sa politique expansionniste avec l’invasion de la Mandchourie en 1931 puis de la Chine en 1937, basculement définitif dans le camp de l’Axe, attaque de Pearl Harbor, guerre meurtrière du Pacifique, et enfin tragique épilogue avec les bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.
Exsangue au sortir de la guerre, le Japon, sous occupation américaine jusqu’en 1952, va pourtant rapidement se relever.
Il lui suffira de vingt-cinq ans pour s’ériger en puissance industrielle majeure, dont la technologie inonde les marchés planétaires.
« La culture populaire japonaise arrive dans les foyers par la télévision, à la fin des années 1970 »
On arrive ici à la dernière partie de l’exposition, avec une grande salle consacrée à ce que l’on pourrait appeler le « deuxième japonisme » : on y trouve des figurines d’Astroboy, Goldorak et Albator, des consoles de jeux vidéo de toutes générations en vitrine (Game Boy, Super Nintendo, Playstation 2, Xbox, Wii) et d’autres, particulièrement oldschool (Nes et Megadrive), en libre accès avec les héros respectifs de Nintendo et Sega, Super Mario et Sonic.
Mais aussi une borne d’arcade en démonstration, ainsi que moult affiches de séries et dessins animés et des collections de mangas. Dragon Ball, Akira, Captain Tsubasa (Olive et Tom en VF), Ulysse 31, Candy, Nausicaä de la vallée du vent, One Piece, Naruto, Pokemon… Autant de noms imprimés dans l’imaginaire collectif de plusieurs générations de Français et Européens, des plus jeunes aux désormais quadragénaires.
« La culture populaire japonaise arrive dans les foyers français par la télévision, à la fin des années 1970, avec les dessins animés », relate Fabienne Pluchart. Les séries animées et les jeux vidéo débarquent dans la foulée, puis se multiplient.
Un engouement qui ne cessera de s’intensifier à partir des années 1990, en France comme partout ailleurs en Europe.
« Le manga va poursuivre cette entrée en force de la culture populaire japonaise dans notre quotidien », souligne la commissaire d’exposition, qui rappelle que « les Français sont les deuxièmes lecteurs de manga de la planète après les Japonais ».
« Parti au Japon pour tenter d’exporter la BD belge, Jacques Glénat est reparti avec Dragon Ball dans ses bagages »
À cet égard, l’expérience de l’emblématique éditeur grenoblois Glénat est édifiante : « Parti au Japon pour tenter d’exporter la BD belge, Jacques Glénat est reparti avec Dragon Ball dans ses bagages. Le manga est arrivé chez nous dans les années 1980 – notamment avec Akira –, avant l’explosion dans les années 1990 : une vraie révolution culturelle ! »
Et l’organisatrice de préciser : « On voulait finir par cette idée que les animations, les jeux vidéo, les mangas et toute la culture du kawaii – « mignon » – (Pikachu, Pokemon, Hello Kitty…) étaient aujourd’hui aussi indissociables de la culture japonaise que de nos références culturelles personnelles. »
Enfin, l’exposition se termine par les portraits de huit personnes ayant un lien avec le Japon : expatriés japonais résidant en Isère et Isérois passionnés de culture japonaise. En effet, quelques centaines de ressortissants japonais vivent dans le département. Certains y ont fondé une famille, tandis que d’autres séjournent ici temporairement en tant qu’étudiants, enseignants-chercheurs ou salariés.
Une présence liée en grande partie à l’attractivité du pôle scientifique grenoblois, à l’origine notamment des liens avec la ville de Tsukuba. À l’inverse, des Isérois se déplacent régulièrement au Japon pour leurs activités professionnelles ou s’y sont installés. « On souhaitait faire un clin d’œil à ce qu’est le Japon sur notre territoire », conclut Fabienne Pluchart.
Manuel Pavard