ENTRETIEN – Le rappeur Kery James joue, à la MC2 jusqu’au 16 mars, dans la pièce À Vif, dont il est aussi l’auteur. On y retrouve les thématiques phares de ses titres : l’état des banlieues, les discriminations, la nécessité de s’extraire de sa condition… Autant de sujets qui font dire de lui qu’il est un rappeur politique et, désormais, qu’il est aussi un auteur et acteur engagé, qui donne matière à penser à un public encore plus large. On parle avec lui de ce passage de la scène rap à la scène théâtrale.
Ses talents d’orateur, il les met, depuis une vingtaine d’années, au service d’un rap dit « politique » ou « conscient ». Avec ses six albums, Kery James fait figure de porte-drapeau dans cette famille-là du rap français. Sa plume y est réputée pour sa précision et son caractère bien affûté.
De fait, par leur virulence et leur efficacité, ses morceaux tiennent parfois du réquisitoire en règle. Contre Nicolas Sarkozy dans « Racailles », sorti en 2016 sur son dernier album Mouhammad Alix, ou contre Henry de Lesquen dans le titre « Musique nègre », expression qu’avait employée le président de Radio Courtoisie pour parler du rap…
En 2017, c’est dans un autre genre que le rappeur s’est illustré sur la scène du Théâtre du Rond-Point à Paris. On a pu l’y voir interpréter son propre texte, aux côtés du comédien Yannik Landrein, dans la pièce À Vif, mise en scène par Jean-Pierre Baro.
C’est cette même pièce, unanimement saluée par la critique et par le public, que la MC2 de Grenoble programme du 13 au 16 mars. Deux avocats s’y opposent dans une joute verbale de haut vol. Joute qui entreprend de répondre à l’épineuse question : « L’État est-il seul responsable de la situation actuelle des banlieues en France ? »
À la question que pose la pièce À vif, « L’État est-il seul responsable de la situation actuelle des banlieues en France ? », les deux avocats incarnés par Yannick Landrein et par vous-même répondent de manière tout à fait opposée. Comment avez-vous choisi qui devait répondre par l’affirmative et par la négative ?
Kery James : Que ce soit Yann Jaraudière, l’avocat interprété par Yannick Landrein, ou Soulaymaan Traore, que j’interprète, ils prennent tous les deux la défense de la banlieue. Mais Yann le fait en fustigeant l’État alors que Soulaymaan pointe du doigt l’immobilité dont peuvent faire preuve certains habitants des banlieues.
Je pense que ça aurait été compliqué pour l’acteur qui me fait face de tenir la position que je défends dans la pièce. On aurait pu lui reprocher de ne pas parler depuis la bonne position, c’est-à-dire celle de quelqu’un qui ne vient pas de la banlieue, justement.
Votre opinion à vous, où se situe-t-elle ?
La question posée « L’État est-il seul responsable… » est truquée d’emblée avec le mot « seul ». Je ne connais personne de raisonnable qui oserait répondre simplement par oui ou par non. Mais c’est le principe des concours d’éloquence. Évidemment, pour moi, la réponse se trouve à mi-chemin entre les deux. Et c’est ce que j’essaie de montrer dans la pièce. J’espère que les gens sont ballotés d’un argument à l’autre et se rendent compte que les deux thèses sont possibles.
Avez-vous pu mesurer si la réception de la pièce correspondait à vos attentes ?
Oui, pendant les rencontres avec le public. Pour résumer ce qu’on entend, j’aime bien citer ce que nous a dit un jour une dame qui ne connaissait pas du tout ma musique : « Vous ne nous avez pas apporté de réponse à la question posée mais vous nous avez permis de nous poser des questions sur les réponses toute faites qu’on nous donne. »
La pièce met en scène deux orateurs. Dans votre morceau « Banlieusards », au sein duquel vous exhortez les jeunes de banlieues à être ambitieux, vous déclarez : « Je suis noir et fier de l’être / Je manie la langue de Molière / J’en maîtrise les lettres ». Être un bon orateur, est-ce nécessaire pour sortir de sa condition de banlieusard ?
Je pense que c’est vrai pour les êtres humains et les Français en général et que ce n’est pas seulement vrai pour les habitants des banlieues. Plus on maîtrise la parole, plus on est capable de communiquer. Mais c’est vrai que c’est encore plus important pour des gens qui peuvent être victimes de discriminations. Il y a un proverbe maghrébin qui dit « celui qui maîtrise la langue d’un peuple ne craint pas la nuisance de ce peuple ».
Les thématiques portées par la pièce (la ghettoïsation des banlieues, l’hypocrisie des hommes politiques, les discriminations, la possibilité pour chacun de s’extraire de sa condition…), vous les avez déjà abordées dans vos différents morceaux. Est-ce que vous estimez le théâtre à même de vous offrir un public plus large pour délivrer vos messages ?
Oui bien sûr. Les gens qui écoutent ma musique, en général, sont des fidèles puisque je ne suis pas diffusé en radio. Mon public est le plus souvent en accord avec ma manière de voir le monde. Quand je suis au théâtre, je suis confronté à des gens qui ne me connaissent pas et qui pensent peut-être différemment. C’est ça qui est intéressant. Ça me permet aussi de ne pas me laisser enfermer dans un schéma et d’être là où on ne m’attend pas.
On utilise les adjectifs « politique » ou « conscient » pour désigner le type de rap que vous pratiquez. Cela veut-il dire qu’il y aurait un rap inconscient ?
Ah oui ! Je trouve vraiment qu’il y a un rap inconscient. Le rap a tellement évolué qu’aujourd’hui quelqu’un qui fait un rap parlant de la société est obligé de le spécifier par un terme alors qu’à l’origine tout rap était conscient. On peut dire que le rap majoritaire est devenu inconscient des responsabilités qu’il porte malgré lui. Je parle de ces rappeurs tenant des propos qui peuvent conforter les jeunes qui les écoutent dans un style de vie qui leur est nuisible. Ça me dérange beaucoup. D’ailleurs, ça pourrait être un thème pour une suite de la pièce.
Vous comptez donc poursuivre votre carrière théâtrale. Cela signifie-t-il que vous allez arrêter le rap ?
J’ai commencé à enregistrer des titres pour un nouvel album. Mais j’ai aussi très envie d’écrire une nouvelle pièce. J’attends d’avoir une idée forte qui peut coller à la fois au théâtre et à l’ensemble de ma carrière. En plus, À vif fonctionne très bien donc ça met la pression pour la suite…
Pas trop difficile de devenir comédien ?
J’ai fait un peu de théâtre au lycée. Mais surtout, mon premier disque est sorti en 1992 et je fais de la scène depuis 1990. J’ai presque 30 ans d’expérience sur la scène. Je n’ai jamais considéré, même en faisant de la musique, qu’il suffisait de monter sur scène et de réciter ses textes. J’ai toujours essayé de vivre mes textes, de les interpréter. Et puis le personnage de Soulaymaan Traore, ce n’est pas non plus un rôle de composition. Je ne suis pas très éloigné de lui dans le fond. Enfin, j’ai été dirigé par Jean-Pierre Baro, le metteur en scène. J’ai été très souple et très à l’écoute.
Propos recueillis par Adèle Duminy
Infos pratiques
Du 13 au 16 mars
À vif, de Kery James
mise en scène Jean-Pierre Barode 6 à 25 euros