ENTRETIEN – Après le procureur de la République de Grenoble, le procureur général de la cour d’appel, Jacques Dallest, s’inquiète de la montée des violences dans l’agglomération, mais aussi de l’hystérie répressive qui gagne la société française. En marge de l’audience de rentrée judiciaire, aux côtés de son premier président Jean-François Beynel, le procureur en appelle à la raison et la modération.
Violences sexuelles, violences conjugales, actes de cruauté envers les animaux… La justice est-elle la réponse à tous ces maux ?
Jacques Dallest. La justice est là pour dire ce que l’on fait et ce que l’on ne peut pas faire. Pour certains, il faudrait presque s’affranchir des textes de loi. Dans une époque où tout le monde est ému, tout le monde est indigné, tout le monde est en colère, il faut que nous, nous gardions notre sang-froid.
Jean-François Beynel. Pour illustrer ce propos, une dame s’étonnait que la justice ne réponde pas.
Elle dénonçait un monsieur qui lui avait mis la main sur le genou trente-deux ans avant. Dans notre hiérarchie des valeurs, ce qui est imprescriptible, c’est le crime contre l’humanité. Mettre la main sur le genou de quelqu’un, ça peut être une infraction quand ce n’est pas souhaité par l’intéressé, mais cela se prescrit en trois ans. Mais le climat actuel est tel qu’on en est, nous, à se justifier du fait que cette dame ne comprenait pas pourquoi 32 ans après, profitant du climat actuel et dénonçant ce fait, elle n’ait pas de réponse judiciaire.
Jacques Dallest. Ce n’est pas nouveau mais c’est une forme d’hystérie répressive. Les violences sexuelles*, les violences sur les enfants, les violences conjugales, les actes de cruauté envers les animaux, les atteintes à l’environnement, la délinquance routière… on veut que tout le monde soit châtié. Et ce désir de châtiment est exacerbé par les réseaux sociaux. Tout le monde est victime et tout le monde veut réparation et, surtout, la punition de l’autre.
J‑F Beynel. Et le politique se fait piéger par ce débat en proposant une disposition législative visant la mise en place de la verbalisation en flagrance du harcèlement. C’est vendu comme étant une réponse. La déception ne peut être qu’à la hauteur…
Jacques Dallest. J’appelle cela de l’hystérie. Il y a perte de raison, de modération et ça nous est renvoyé. En gros, c’est la justice qui est trop froide, qui n’écoute pas.
J‑F Beynel. Ce n’est pas fait pour ça la justice.
Chiffres clés de la délinquance en 2017
22 % d’augmentation des vols avec violences dans l’agglomération grenobloise. La barre des 1 000 faits a même été franchie.
Près de 1 800 véhicules volontairement détruits dans le ressort de la cour d’appel de Grenoble, dont les trois quarts en Isère.
Dans la vallée du Rhône – passage obligé des trafiquants sur les marchés lyonnais, parisiens ou nord-européens –, une quarantaine de saisies significatives de cannabis ont été effectuées aux péages de l’A7. En tout, plus de 2,7 tonnes ont ainsi été interceptées.
Dans la Drôme et le Nord Isère, les arrestations de passeurs de drogue se multiplient. Trois ont été arrêtés en ce début 2018.29 personnes tuées en montagne.
L’engorgement des tribunaux, le manque de moyens… une ritournelle ?
J‑F Beynel. À la cour d’appel de Grenoble, on déstocke, c’est-à-dire qu’on sort plus d’affaires qu’on en rentre. Pour cela, on a mis en place des dispositifs de régulation, de simplification des décisions pour raccourcir les délais. On oblige les avocats à conclure plus vite.
Des moyens supplémentaires importants nous ont été octroyés l’année dernière. Ils ont été utilisés. Certes, il manque des postes, comme partout. Mais ce n’est pas là-dessus qu’il faut qu’on concentre notre activité. Il faut qu’on la concentre sur nos modes de production et nos modes de fonctionnement. Et ce que l’on voit, c’est qu’à nombre de magistrats équivalent, on produit plus. Les gens travaillent différemment. En mutualisant des trames de décision, en partageant des jurisprudences, en donnant de l’information aux avocats sur la jurisprudence que l’on produit…
Jacques Dallest. Il y a une vraie productivité. Le problème, c’est que le robinet est bien ouvert depuis des années. En France, le législateur en met des couches. Il veut que la justice soit un peu à toutes les sauces en matière civile, en matière pénale… On crée de nouvelles infractions. Donc, on a beau mettre des moyens, comme on ouvre grand le robinet, le contentieux est tout aussi important…
En 2017, 240 policiers et gendarmes ont été blessés en service sur le ressort de la cour d’appel. La réponse pénale est-elle satisfaisante, notamment face aux agressions des forces de l’ordre ?
Jacques Dallest. Il y a ici une forte délinquance et on a régulièrement des réponses sévères. On est accusé de laxisme alors que la justice française ne s’est jamais montrée aussi sévère.
Quand vous en êtes victime, ce n’est jamais assez sévère.
Des stages à la brigade anti-criminalité (Bac), j’en ai fait, on en a tous fait. Est-ce qu’on voit des policiers venir au palais de justice en dehors des escortes ? On leur a proposé, il y a plus d’un an. On attend toujours* !
Ce procès, cela fait trente ans que je l’entends. Mais il ne suffit pas d’arrêter des gens pour les condamner ipso facto. Encore faut-il que la procédure tienne la route. Si vous arrêtez au jugé trois petits jeunes parce que vous les soupçonnez d’avoir jeté des pierres mais que rien ne le prouve, il ne faut pas s’étonner qu’on les laisse dehors. Parce qu’on ne condamne pas les gens sans preuves.
Le fonctionnaire qui est lapidé, il est dans l’émotion, il pense que les coupables sont là. Le juge, lui, juge à froid. La justice ce n’est pas la vengeance. Et puis, on juge des cas. Et chaque cas est particulier. Vous pouvez avoir subi les pires abominations sexuelles, peut-être que vous n’aurez pas raison. Vous pouvez avoir moralement raison et juridiquement tort…
Cinq grands chantiers sont prévus pour réformer une énième fois la justice. Va-t-on avoir enfin une réforme en profondeur ?
Jacques Dallest. On verra. C’est aussi une question de moyens. On peut afficher de belles ambitions, de beaux projets mais si, derrière, comme c’est souvent le cas en France, on rame…
En France, on est très fort pour afficher de grandes idées, donc on fait des lois nouvelles alors que souvent la loi existe déjà.
Du coup, on met des feuilles supplémentaires au code pénal, on va créer de nouvelles incriminations. Mais on a déjà tout ce qu’il faut ! Bientôt, ce sera le harcèlement de rue ? Et pourquoi pas la pensée violente qui serait criminelle ?
Trop de pénal tue le pénal. Et ça c’est assez français, assez judéo-chrétien. Les Anglo-saxons ont davantage une posture de réparation. Nous, c’est le châtiment, la punition. Regardez les associations. Qu’est-ce qu’elles disent ? Elles ne veulent pas de dommages et intérêts, elles veulent la condamnation. Lactalis, il faut tous les mettre en prison !
Arrêtons de chercher un éternel coupable et, surtout, un grand coupable. Dans les accidents collectifs, on ne veut surtout pas que ne soit mis en cause que le chauffeur du bus. Il faut que l’on remonte jusqu’au ministre. Moyennant quoi, on dilue les choses et, donc, il n’y a plus de coupable. Plus il y a de victimes, plus il faut chercher un grand coupable. Cela explique que les familles ne sont jamais satisfaites.
Entre 2004 et 2016, le nombre de peines d’emprisonnement a augmenté de 21 % en France. Peut-on continuer sur cette lancée ?
Jacques Dallest. Je suis pour deux grandes règles que j’ai appliquées à d’autres postes* dans le passé : que l’on soit sévère à l’entrée, au travers notamment de la comparution immédiate, et que l’on soit tolérant à la sortie. Une fois que les gens sont en prison, que l’on aménage leur peine : libération conditionnelle, permissions de sortie… même pour les criminels de sang. Grand débat ! Car tous les tueurs ont vocation à être remis en liberté, exception faite des crimes contre l’humanité. Moralement, c’est choquant mais le droit ce n’est pas de la morale. Le tribunal ne doit pas pleurer avec la victime.
Il faut du punitif, évidemment, aussi bien pour le délinquant de base que pour le fraudeur à col blanc. Quand j’étais à Marseille**, on nous disait : « Vous ne faites rien contre les gros. » Eh bien non ! On a mis en examen Jean-Noël Guérini [le président du Conseil départemental des Bouches-du-Rhône, ndlr]. On a jugé des députés, des chefs d’entreprise… et ça, c’est important. Un procureur doit intervenir à parts égales, même s’il est essentiellement pris par la délinquance de la rue. Le tout est d’avoir les moyens de tout faire.
Patricia Cerinsek
* En 2018, deux réunions de travail vont être organisées autour de la question des violences sexuelles et des mineurs étrangers isolés. Ils sont 1 200 à avoir fait leur entrée sur le territoire des Hautes-Alpes pris en charge par le Conseil départemental des Hautes-Alpes.
- ** Il y a plus d’un an, après la grogne des policiers, la cour d’appel de Grenoble a proposé que soient instaurées des visites mutuelles entre nouveaux policiers et magistrats nouvellement installés. Proposition restée jusque-là sans réponse.
*** Jacques Dallest a été procureur de la République à Marseille de 2008 à 2013. Il a également dirigé le parquet d’Ajaccio et de Bourg-en-Bresse avant d’être nommé procureur général à Chambéry, puis à Grenoble en 2016.
LE PÉNAL, PARTIE ÉMERGÉE DE L’ICEBERG
L’activité pénale, c’est le sommet de l’iceberg. La partie émergée et en pleine lumière. Elle ne représente pourtant même pas un tiers de l’activité de la cour d’appel de Grenoble, sur les trois départements de l’Isère, de la Drôme et des Hautes-Alpes.
En 2017, l’activité pénale de la cour d’appel, c’est 2 760 affaires closes et 2 674 nouveaux dossiers. Comme le souligne son premier président Jean-François Beynel, « on déstocke ». Au civil, les magistrats ont bouclé 6 540 affaires pour en ouvrir 6 550 nouvelles.
Mais c’est dans le contentieux des affaires familiales que l’activité a le plus augmenté. Pour Jean-François Beynel, la hausse n’est pas forcément révélatrice d’une dégradation sociale mais plutôt d’une « fluidité du comportement émotionnel et sentimental de nos concitoyens ».
Chaque année, la durée du premier mariage diminue. De sorte qu’on en est aujourd’hui à trois ans…
Résultat, 54 % des collégiens scolarisés en 6e vivent dans une famille recomposée. Ces chiffres augmentant d’année en année, le contentieux suit le même chemin.