A la cour d'appel de Grenoble, Jacques Dallest et Jean-François Beynel s'inquiètent aussi de la réponse apportée à la montée des violences.

Cour d’ap­pel de Grenoble : le pro­cu­reur géné­ral et le pre­mier pré­sident dénoncent “l’hys­té­rie répressive”

Cour d’ap­pel de Grenoble : le pro­cu­reur géné­ral et le pre­mier pré­sident dénoncent “l’hys­té­rie répressive”

ENTRETIEN – Après le pro­cu­reur de la République de Grenoble, le pro­cu­reur géné­ral de la cour d’ap­pel, Jacques Dallest, s’in­quiète de la mon­tée des vio­lences dans l’ag­glo­mé­ra­tion, mais aussi de l’hys­té­rie répres­sive qui gagne la société fran­çaise. En marge de l’au­dience de ren­trée judi­ciaire, aux côtés de son pre­mier pré­sident Jean-François Beynel, le pro­cu­reur en appelle à la rai­son et la modération.

Violences sexuelles, vio­lences conju­gales, actes de cruauté envers les ani­maux… La jus­tice est-elle la réponse à tous ces maux ?

A la cour d'appel de Grenoble, Jacques Dallest et Jean-François Beynet s'inquiètent de la réponse apportée à la montée des violences.Jacques Dallest, procureur général à la cour d'appel de Grenoble - janvier 2018

Jacques Dallest, pro­cu­reur géné­ral à la cour d’ap­pel de Grenoble – jan­vier 2018 © Patricia Cerinsek

Jacques Dallest. La jus­tice est là pour dire ce que l’on fait et ce que l’on ne peut pas faire. Pour cer­tains, il fau­drait presque s’affranchir des textes de loi. Dans une époque où tout le monde est ému, tout le monde est indi­gné, tout le monde est en colère, il faut que nous, nous gar­dions notre sang-froid.

Jean-François Beynel. Pour illus­trer ce pro­pos, une dame s’étonnait que la jus­tice ne réponde pas.

Elle dénon­çait un mon­sieur qui lui avait mis la main sur le genou trente-deux ans avant. Dans notre hié­rar­chie des valeurs, ce qui est impres­crip­tible, c’est le crime contre l’humanité. Mettre la main sur le genou de quelqu’un, ça peut être une infrac­tion quand ce n’est pas sou­haité par l’intéressé, mais cela se pres­crit en trois ans. Mais le cli­mat actuel est tel qu’on en est, nous, à se jus­ti­fier du fait que cette dame ne com­pre­nait pas pour­quoi 32 ans après, pro­fi­tant du cli­mat actuel et dénon­çant ce fait, elle n’ait pas de réponse judiciaire.

Jacques Dallest. Ce n’est pas nou­veau mais c’est une forme d’hystérie répres­sive. Les vio­lences sexuelles*, les vio­lences sur les enfants, les vio­lences conju­gales, les actes de cruauté envers les ani­maux, les atteintes à l’environnement, la délin­quance rou­tière… on veut que tout le monde soit châ­tié. Et ce désir de châ­ti­ment est exa­cerbé par les réseaux sociaux. Tout le monde est vic­time et tout le monde veut répa­ra­tion et, sur­tout, la puni­tion de l’autre.

Jean-François Beynet, premier président de la cour d'appel de Grenoble - janvier 2018

Jean-François Beynel

J‑F Beynel. Et le poli­tique se fait pié­ger par ce débat en pro­po­sant une dis­po­si­tion légis­la­tive visant la mise en place de la ver­ba­li­sa­tion en fla­grance du har­cè­le­ment. C’est vendu comme étant une réponse. La décep­tion ne peut être qu’à la hauteur…

Jacques Dallest. J’appelle cela de l’hystérie. Il y a perte de rai­son, de modé­ra­tion et ça nous est ren­voyé. En gros, c’est la jus­tice qui est trop froide, qui n’écoute pas.

J‑F Beynel. Ce n’est pas fait pour ça la justice.

Chiffres clés de la délin­quance en 2017

22 % d’aug­men­ta­tion des vols avec vio­lences dans l’agglomération gre­no­bloise. La barre des 1 000 faits a même été franchie.

Près de 1 800 véhi­cules volon­tai­re­ment détruits dans le res­sort de la cour d’appel de Grenoble, dont les trois quarts en Isère.

Dans la val­lée du Rhône – pas­sage obligé des tra­fi­quants sur les mar­chés lyon­nais, pari­siens ou nord-euro­péens –, une qua­ran­taine de sai­sies signi­fi­ca­tives de can­na­bis ont été effec­tuées aux péages de l’A7. En tout, plus de 2,7 tonnes ont ainsi été interceptées.
Dans la Drôme et le Nord Isère, les arres­ta­tions de pas­seurs de drogue se mul­ti­plient. Trois ont été arrê­tés en ce début 2018.

29 per­sonnes tuées en montagne.

L’engorgement des tri­bu­naux, le manque de moyens… une ritournelle ?

J‑F Beynel. À la cour d’appel de Grenoble, on déstocke, c’est-à-dire qu’on sort plus d’affaires qu’on en rentre. Pour cela, on a mis en place des dis­po­si­tifs de régu­la­tion, de sim­pli­fi­ca­tion des déci­sions pour rac­cour­cir les délais. On oblige les avo­cats à conclure plus vite.

Des moyens sup­plé­men­taires impor­tants nous ont été octroyés l’année der­nière. Ils ont été uti­li­sés. Certes, il manque des postes, comme par­tout. Mais ce n’est pas là-des­sus qu’il faut qu’on concentre notre acti­vité. Il faut qu’on la concentre sur nos modes de pro­duc­tion et nos modes de fonc­tion­ne­ment. Et ce que l’on voit, c’est qu’à nombre de magis­trats équi­valent, on pro­duit plus. Les gens tra­vaillent dif­fé­rem­ment. En mutua­li­sant des trames de déci­sion, en par­ta­geant des juris­pru­dences, en don­nant de l’information aux avo­cats sur la juris­pru­dence que l’on produit…

Jean-François Beynet, premier président de la cour d'appel de Grenoble a été chargé par le gouvernement du volet Transformation numérique de la réforme de la justice. Rapport qui sera présenté lundi 15 janvier 2018

Jean-François Beynel, pre­mier pré­sident de la cour d’ap­pel de Grenoble a été chargé par le gou­ver­ne­ment du volet Transformation numé­rique de la réforme de la jus­tice. Un rap­port pré­senté le 15 jan­vier 2018. © Patricia Cerinsek

Jacques Dallest. Il y a une vraie pro­duc­ti­vité. Le pro­blème, c’est que le robi­net est bien ouvert depuis des années. En France, le légis­la­teur en met des couches. Il veut que la jus­tice soit un peu à toutes les sauces en matière civile, en matière pénale… On crée de nou­velles infrac­tions. Donc, on a beau mettre des moyens, comme on ouvre grand le robi­net, le conten­tieux est tout aussi important…

En 2017, 240 poli­ciers et gen­darmes ont été bles­sés en ser­vice sur le res­sort de la cour d’appel. La réponse pénale est-elle satis­fai­sante, notam­ment face aux agres­sions des forces de l’ordre ?

Jacques Dallest. Il y a ici une forte délin­quance et on a régu­liè­re­ment des réponses sévères. On est accusé de laxisme alors que la jus­tice fran­çaise ne s’est jamais mon­trée aussi sévère.
Quand vous en êtes vic­time, ce n’est jamais assez sévère.

Des stages à la bri­gade anti-cri­mi­na­lité (Bac), j’en ai fait, on en a tous fait. Est-ce qu’on voit des poli­ciers venir au palais de jus­tice en dehors des escortes ? On leur a pro­posé, il y a plus d’un an. On attend toujours* !

Jacques Dallest, procureur général à la cour d'appel de Grenoble - janvier 2018

Jacques Dallest, pro­cu­reur géné­ral à la cour d’ap­pel de Grenoble – jan­vier 2018 © Patricia Cerinsek

Ce pro­cès, cela fait trente ans que je l’entends. Mais il ne suf­fit pas d’arrêter des gens pour les condam­ner ipso facto. Encore faut-il que la pro­cé­dure tienne la route. Si vous arrê­tez au jugé trois petits jeunes parce que vous les soup­çon­nez d’a­voir jeté des pierres mais que rien ne le prouve, il ne faut pas s’étonner qu’on les laisse dehors. Parce qu’on ne condamne pas les gens sans preuves.

Le fonc­tion­naire qui est lapidé, il est dans l’émotion, il pense que les cou­pables sont là. Le juge, lui, juge à froid. La jus­tice ce n’est pas la ven­geance. Et puis, on juge des cas. Et chaque cas est par­ti­cu­lier. Vous pou­vez avoir subi les pires abo­mi­na­tions sexuelles, peut-être que vous n’aurez pas rai­son. Vous pou­vez avoir mora­le­ment rai­son et juri­di­que­ment tort…

Cinq grands chan­tiers sont pré­vus pour réfor­mer une énième fois la jus­tice. Va-t-on avoir enfin une réforme en profondeur ?

Jacques Dallest. On verra. C’est aussi une ques­tion de moyens. On peut affi­cher de belles ambi­tions, de beaux pro­jets mais si, der­rière, comme c’est sou­vent le cas en France, on rame…
En France, on est très fort pour affi­cher de grandes idées, donc on fait des lois nou­velles alors que sou­vent la loi existe déjà.

Du coup, on met des feuilles sup­plé­men­taires au code pénal, on va créer de nou­velles incri­mi­na­tions. Mais on a déjà tout ce qu’il faut ! Bientôt, ce sera le har­cè­le­ment de rue ? Et pour­quoi pas la pen­sée vio­lente qui serait criminelle ?

Jacques Dallest, procureur général à la cour d'appel de Grenoble - janvier 2018

Jacques Dallest, pro­cu­reur géné­ral à la cour d’ap­pel de Grenoble – jan­vier 2018 © Patricia Cerinsek

Trop de pénal tue le pénal. Et ça c’est assez fran­çais, assez judéo-chré­tien. Les Anglo-saxons ont davan­tage une pos­ture de répa­ra­tion. Nous, c’est le châ­ti­ment, la puni­tion. Regardez les asso­cia­tions. Qu’est-ce qu’elles disent ? Elles ne veulent pas de dom­mages et inté­rêts, elles veulent la condam­na­tion. Lactalis, il faut tous les mettre en prison !

Arrêtons de cher­cher un éter­nel cou­pable et, sur­tout, un grand cou­pable. Dans les acci­dents col­lec­tifs, on ne veut sur­tout pas que ne soit mis en cause que le chauf­feur du bus. Il faut que l’on remonte jusqu’au ministre. Moyennant quoi, on dilue les choses et, donc, il n’y a plus de cou­pable. Plus il y a de vic­times, plus il faut cher­cher un grand cou­pable. Cela explique que les familles ne sont jamais satisfaites.

Entre 2004 et 2016, le nombre de peines d’emprisonnement a aug­menté de 21 % en France. Peut-on conti­nuer sur cette lancée ?

Jacques Dallest. Je suis pour deux grandes règles que j’ai appli­quées à d’autres postes* dans le passé : que l’on soit sévère à l’entrée, au tra­vers notam­ment de la com­pa­ru­tion immé­diate, et que l’on soit tolé­rant à la sor­tie. Une fois que les gens sont en pri­son, que l’on amé­nage leur peine : libé­ra­tion condi­tion­nelle, per­mis­sions de sor­tie… même pour les cri­mi­nels de sang. Grand débat ! Car tous les tueurs ont voca­tion à être remis en liberté, excep­tion faite des crimes contre l’humanité. Moralement, c’est cho­quant mais le droit ce n’est pas de la morale. Le tri­bu­nal ne doit pas pleu­rer avec la victime.

Il faut du puni­tif, évi­dem­ment, aussi bien pour le délin­quant de base que pour le frau­deur à col blanc. Quand j’étais à Marseille**, on nous disait : « Vous ne faites rien contre les gros. » Eh bien non ! On a mis en exa­men Jean-Noël Guérini [le pré­sident du Conseil dépar­te­men­tal des Bouches-du-Rhône, ndlr]. On a jugé des dépu­tés, des chefs d’entreprise… et ça, c’est impor­tant. Un pro­cu­reur doit inter­ve­nir à parts égales, même s’il est essen­tiel­le­ment pris par la délin­quance de la rue. Le tout est d’avoir les moyens de tout faire.

Patricia Cerinsek

* En 2018, deux réunions de tra­vail vont être orga­ni­sées autour de la ques­tion des vio­lences sexuelles et des mineurs étran­gers iso­lés. Ils sont 1 200 à avoir fait leur entrée sur le ter­ri­toire des Hautes-Alpes pris en charge par le Conseil dépar­te­men­tal des Hautes-Alpes.

  • ** Il y a plus d’un an, après la grogne des poli­ciers, la cour d’ap­pel de Grenoble a pro­posé que soient ins­tau­rées des visites mutuelles entre nou­veaux poli­ciers et magis­trats nou­vel­le­ment ins­tal­lés. Proposition res­tée jusque-là sans réponse.

*** Jacques Dallest a été pro­cu­reur de la République à Marseille de 2008 à 2013. Il a éga­le­ment dirigé le par­quet d’Ajaccio et de Bourg-en-Bresse avant d’être nommé pro­cu­reur géné­ral à Chambéry, puis à Grenoble en 2016.

LE PÉNAL, PARTIE ÉMERGÉE DE L’ICEBERG

L’activité pénale, c’est le som­met de l’iceberg. La par­tie émer­gée et en pleine lumière. Elle ne repré­sente pour­tant même pas un tiers de l’activité de la cour d’appel de Grenoble, sur les trois dépar­te­ments de l’Isère, de la Drôme et des Hautes-Alpes.

En 2017, l’activité pénale de la cour d’appel, c’est 2 760 affaires closes et 2 674 nou­veaux dos­siers. Comme le sou­ligne son pre­mier pré­sident Jean-François Beynel, « on déstocke ». Au civil, les magis­trats ont bou­clé 6 540 affaires pour en ouvrir 6 550 nouvelles.

Jean-François Beynet, premier président de la cour d'appel de Grenoble.

Jean-François Beynel © Patricia Cerinsek

Mais c’est dans le conten­tieux des affaires fami­liales que l’activité a le plus aug­menté. Pour Jean-François Beynel, la hausse n’est pas for­cé­ment révé­la­trice d’une dégra­da­tion sociale mais plu­tôt d’une « flui­dité du com­por­te­ment émo­tion­nel et sen­ti­men­tal de nos concitoyens ».

Chaque année, la durée du pre­mier mariage dimi­nue. De sorte qu’on en est aujourd’hui à trois ans…

Résultat, 54 % des col­lé­giens sco­la­ri­sés en 6e vivent dans une famille recom­po­sée. Ces chiffres aug­men­tant d’année en année, le conten­tieux suit le même chemin.

Patricia Cerinsek

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