ENTRETIEN – Alors que Grenoble et les stations qui avaient accueilli les épreuves des
Jeux olympiques d’hiver en 1968 s’apprêtent à célébrer les 50 ans de l’événement, Marielle Goitschel, double championne olympique en 1964 et 1968, est revenue au cours d’un long entretien sur cet épisode historique. Cette gaulliste revendiquée au franc-parler assumé ne mâche pas ses mots quand il s’agit de dénoncer l’après JO… ou le nouveau Levothyrox.
Place Gre’net – Quels souvenirs marquants gardez-vous des Jeux de Grenoble en 1968 ?
Marielle Goitschel : Comme je savais que c’était l’année où j’arrêtais ma carrière, c’était un peu l’apothéose, le final. Grenoble n’est pas mon meilleur souvenir, c’est Innsbruck [aux JO de 1964, où avec sa sœur Christine elles ont réussi le doublé en slalom et en géant, ndlr].
Par contre, sur le plan humain, c’était merveilleux. Ces Jeux, je les associe au public. C’étaient les Jeux olympiques du cœur dans la mesure où il y avait tellement de personnes qui étaient là, enthousiastes, qui nous encourageaient, qui croyaient en nous. C’était beau !
Les bénévoles étaient vraiment des bénévoles, pas dirigés ni rien. C’étaient des Jeux de proximité, de convivialité. Il y avait une osmose entre le public et nous. Avec Christine, nous sommes restées dans la mémoire collective “les petites sœurs de la France”, même si cette image s’éteint de plus en plus aujourd’hui parce que nous avons 72 et 73 ans.
Et puis il y a votre victoire en slalom à Chamrousse…
Marielle Goitschel : Pour la première fois de ma vie, j’avais construit cette victoire. Quand j’ai vu que la deuxième manche était tracée par Jean Béranger [entraîneur de l’équipe de France féminine de ski, ndlr], je me suis dit : “ouh là là !” Il ne traçait plus pour moi à la fin parce qu’il disait : “Marielle se démerde, elle gagne sur tous les slaloms”.
La première manche me convenait complètement. C’est vraiment la manche qu’il me fallait pour faire la différence. Je n’ai pas gardé cette petite retenue en première manche, comme il est coutume de le faire. J’ai agi en pensant que c’était cette manche qui déciderait de la championne olympique. C’est ce qu’il s’est passé.
Quelles images gardez-vous de la cérémonie d’ouverture ?
Marielle Goitschel : Le stade était comme une enceinte olympique d’autrefois, un peu coudé. Il était très grand. Et franchement [Alain] Calmat [patineur multimédaillé], chapeau ! Le nombre de marches qu’il y avait à gravir pour aller allumer la flamme, c’était hallucinant. Léo Lacroix [skieur alpin] a prêté serment avec son accent jurassien. C’était beau. Les garçons portaient un chapeau complètement idiot. Les vêtements étaient jolis, d’une grande marque.
Autre anecdote sympa : quand nous allions à la cérémonie d’ouverture avec [Jean-Claude] Killy, nous voyions les remontées mécaniques de Chamrousse. Je me rappelle toujours qu’il m’avait passé sa main sur l’épaule et m’avait dit : “Tu as vu, là-haut ? C’est là-haut qu’on va gagner”. C’est incroyable ! Il était sûr de gagner. Moi aussi.
Vous vous définissez comme « une grande gaulliste ». Qu’est-ce que représentait pour vous la présence du Général ce 6 février 1968 ?
Marielle Goitschel : Pour moi, c’était extraordinaire. Je sais qu’il m’aimait beaucoup. Je faisais plus que le lui rendre. J’aurais fait la Résistance en 40, je serais partie avec lui à Londres pour apprendre l’anglais [rires]. Plus gaulliste que moi tu meurs !
Je me rappelle que des avions avaient envoyé des petites roses rouges en papier. Il y a une très jolie photo de De Gaulle qui prend cette rose qui était sur son bras droit et la tend avec une tendresse infinie à sa femme. Pour moi, c’étaient des grands moments.
Pour lancer ces JO, De Gaulle aurait dû dire : “Je déclare ouvert les Xes Jeux olympiques de Grenoble”. Lui a dit : “Je proclame l’ouverture les Xes Jeux olympiques de Grenoble”. Il n’a pas fait comme les autres chefs d’État avant lui. Le Général avait la voix qui était à l’égale de sa dimension : intellectuelle, physique et de cœur. Il y avait aussi tous les rois, princes et présidents d’Europe. Vous savez, pour tout l’or du monde, je n’aurais jamais manqué une cérémonie d’ouverture.
Cette cérémonie d’ouverture a‑t-elle marqué un tournant pour les JO d’hiver ?
M. G. : Oui. Cela a vraiment été la première cérémonie d’ouverture des Jeux d’hiver avec un côté grandiose. Elle a marqué les Jeux modernes parce qu’il y avait la télévision en couleur, etc. Cette cérémonie a été à la dimension que les Jeux d’hiver méritaient alors qu’avant c’était beaucoup plus discret. Là, cela avait une allure de Jeux d’été. Les Jeux d’hiver ont pris une dimension nouvelle grâce à Grenoble. Cela a été la plus belle cérémonie d’ouverture.
Revenons à l’aspect sportif. Est-ce que vous abordiez ces Jeux avec moins de pression après votre titre olympique en géant quatre ans plus tôt ?
M. G. : Vous savez, la pression, moi, j’adore, surtout la bière ! Ceux qui n’ont pas la pression, c’est ceux qui ne peuvent pas gagner. Ce n’est pas possible. C’est comme pour les chanteurs avant de monter sur scène. Je crois que Brel vomissait tous les jours avant d’y aller. La pression, c’est normal. Elle disparaît dès qu’on met les bâtons derrière le portillon [de départ, ndlr]. Et elle devient positive dans la mesure où nous y allons à fond. Quand j’entends dire : “les footballeurs jouent chez eux, ils ont la pression, etc.”, il n’y a que le public pour dire ça, que les gens qui ne savent pas ce que sont les champions. D’abord personne ne le sait, personne ne le saura jamais et c’est tant mieux !
Est-ce que vous vous étiez conditionnée pour gagner ?
M. G. : Il n’y a pas besoin de se conditionner pour gagner. Vous croyez que Cristiano Ronaldo est conditionné à gagner quand il remporte son cinquième Ballon d’Or [trophée récompensant le meilleur joueur de football de l’année, ndlr] ? Il n’a qu’une idée, c’est de marquer des buts, c’est de se donner les moyens de gagner. Pour un vrai champion ou une vraie championne, la deuxième place est une défaite. Seule la victoire est belle. Maintenant, les gens sont un peu plus formatés. Ils ne le disent pas parce que cela fait prétentieux. Mais moi quand j’étais deuxième – sauf derrière ma sœur – c’était une défaite. Un champion ne se pose pas de questions, il n’a qu’une idée en tête : gagner ! Point barre.
Comment vous étiez-vous préparée physiquement ?
M. G. : À l’époque, quand nous avons commencé à nous entraîner avec Christine, moi j’étais championne du monde [en 1962, à 16 ans, ndlr]. Nous montions à Solaise à pied et nous redescendions en courant. Nous faisions du foot, du sport naturel.
Après, est arrivée la méthode Bonnet. Honoré Bonnet avait inventé un système d’entraînement très pointu, copié d’ailleurs par toutes les équipes étrangères. Nous commencions déjà à travailler les abdominaux de telle façon, les ischios, etc. Nous faisions un entraînement qui ressemble plus à ce qui se fait aujourd’hui. Mais on en était encore loin.
Nous remontions une rivière à Val d’Isère en sautant de rocher en rocher. Je me disais que j’étais douée car nous avions fait ce jeu à Boulouris et jamais je n’étais tombée. Il y a des filles qui s’étaient blessées à la cheville donc Bonnet avait arrêté.
Qu’est-ce qui vous donnait envie de vous entraîner si durement ?
M. G. : Mon dopage, c’étaient l’entraînement et la victoire. J’ai arrêté à 22 ans avec neuf médailles d’or et cinq d’argent. Avec le super G et l’épreuve par équipes en plus aujourd’hui – moi qui étais la reine du slalom parallèle par équipes – je peux vous dire que cela ne serait pas neuf médailles que j’aurais aujourd’hui.
Vous évoquiez le dopage. Les Jeux de Grenoble ont été marqués par l’apparition des premiers tests antidopage et de féminité…
M. G. : Oui, les tests de féminité [le test de Barr à base de salive, ndlr]. Comme les Autrichiens, les Allemands, etc. disaient “Marielle, ce n’est pas une fille, c’est un homme”, j’en ai passés trois de suite dans la journée quand les autres en passaient un. Cela m’énervait. Cela les aurait arrangés que je sois un homme, mais de toute façon je leur disais : “je suis mieux que les hommes”.
Je ne me suis jamais sentie moins bien que les hommes. Je suis une rebelle. Je ne suis pas une grande gueule mais j’ai des convictions.
Je considérais que nous, les femmes, il fallait que nous fassions trois fois plus que les hommes. Et ce n’était pas difficile !
J’ai appliqué cette théorie tout le temps. D’ailleurs, je m’entraînais avec les hommes, avec François Bonlieu [champion olympique de géant en 1964, ndlr]. J’ai beaucoup appris de lui. Ce type était un géant. C’était le plus beau skieur du monde.
C’est grâce à ces tests de féminité que vous avez récupéré la médaille d’or de la descente des Mondiaux de Portillo en 1966 parce que celle qui vous avait devancée, Schinegger, était en réalité un homme…
M. G. : Pour l’anecdote, il, Erik, a écrit un livre. Nous l’appelons toujours Erika. Nous l’avions surnommé “Antoine”. Nous savions bien que c’était un homme. […]
Elle avait des genoux d’homme. C’était impressionnant ! Et nous savions un peu par la bande des filles [autrichiennes, ndlr] qu’elle ne se déshabillait jamais devant elles et qu’elle n’avait pas ses règles. En fait, c’était un malentendu. [Schninegger, élevé comme une fille, n’a appris qu’à 20 ans après un test de féminité qu’il était un homme, ses organes mâles s’étant développés de façon interne. Il a subi plusieurs opérations pour devenir officiellement un homme en 1986, ndlr].
Moi, cela m’a fait beaucoup de peine. C’est une histoire triste. Je ne lui ai jamais réclamé la médaille, j’étais sûre qu’un jour elle me la rendrait [cela fut le cas en 1988, mais la reconnaissance officielle de la Fédération internationale de ski n’est intervenue qu’en 1996, ndlr]. Je suis quelqu’un de généreux et d’humain. C’était elle qui souffrait, pas moi. J’avais huit médailles. Huit ou neuf, cela ne jouait pas.
Faisons un saut dans le temps. Quel regard portez-vous sur la génération actuelle de skieuses françaises ?
M. G. : Je suis à fond derrière Tessa Worley [double championne du monde en géant en 2013 et 2017, ndlr]. Je n’ai qu’un espoir – je vais prier pour ça – : qu’elle gagne [aux JO de PyeongChang, en Corée du Sud, en février 2018]. Cela fait quand même cinquante-quatre ans que personne n’a succédé, en géant ou en slalom, aux sœurs Goitschel. C’est fou ! Pourtant, il y a eu des championnes du monde : Perrine Pelen [en 1985] en slalom, Fabienne Serrat [en 1974] et Carole Merle [en 1993] en géant, etc. Aujourd’hui, il y a Tessa Worley et derrière, la grande solitude.
En 2018, il y aura cinquante ans que les Jeux se sont déroulés à Grenoble. Cela a‑t-il du sens de célébrer cet anniversaire ?
M. G. : Oui. Les Jeux ont tout apporté. Grenoble était une ville du Moyen-Âge, ou presque. Vous aviez dix ou douze passages à niveau, vous n’aviez pas de gare, pas d’aéroport, pas d’hôpital, pas d’autoroutes, de routes… Il n’y avait pas de logements sociaux. Vous n’aviez rien ! Cette ville est sortie du XIXe pour rentrer dans le XXe siècle. Bénis soient les Jeux olympiques ! On a fait croire que c’étaient les gens qui allaient payer mais c’est faux ! C’est De Gaulle qui a signé le carnet de chèques. C’est lui qui a pris en charge les Jeux. Grenoble doit tout aux Jeux.
Mais ceux qui l’ont dirigée après n’ont rien fait pour préserver cet héritage. Il y a quelqu’un qui a retrouvé la flamme olympique. Un peu plus, elle passait à la poubelle ! Tout a été nul, nul ! C’est une honte ! Le tremplin de Saint-Nizier n’a pas été entretenu. Il aurait très bien pu faire partie de la tournée des quatre tremplins [grande compétition annuelle de saut à skis sur quatre tremplins différents, ndlr]. La piste de bobsleigh [à l’Alpe d’Huez] a été une erreur lamentable parce qu’il n’y avait pas de techniciens pour penser intelligemment. […] Grenoble, c’est la capitale des Alpes. Elle est placée stratégiquement parlant. Elle a tout pour elle. Même aujourd’hui, elle pourrait reprendre les Jeux.
Et ce, malgré l’ampleur qu’a pris cet événement ?
M. G. : Je vais même vous dire pourquoi Grenoble devrait le faire : plus personne ne veut vraiment organiser les Jeux d’hiver parce que c’est très cher. Cela va être la Chine, peut-être une fois les États-Unis ou l’Europe. Or vous pouvez profiter des Jeux d’Albertville [en 1992] et de tout ce qu’il y a autour – comme la piste de bobsleigh de La Plagne qui marche bien et qui est aux normes – pour vous permettre de les organiser et peut-être même développer des logements sociaux. N’oublions jamais qu’au Village olympique, ce sont des logements sociaux.
Propos recueillis par Laurent Genin
SON COMBAT POUR LE RETOUR DE L’ANCIENNE FORMULE DU LEVOTHYROX
Cela fait 36 ans que Marielle Goitschel prend du Levothyrox. Fin mars 2017, une nouvelle formule de ce médicament, qui traite les troubles de la thyroïde, a été commercialisée par Merck Serono.
Certains patients, à l’instar de l’ancienne championne de ski, se plaignent d’effets secondaires qu’ils imputent à ce nouveau Levothyrox. « Fatigue, maux de tête, problèmes aux yeux, de peau, comme on si on pelait quand on prend un coup de soleil, démangeaisons au sang et même des caries », liste dans son cas Marielle Goitschel. « J’étais comme une légume. Je me levais le matin, je prenais sur moi pour me bouger. C’était pitoyable. »
Des rassemblements pour demander le retour de l’ancienne formule se sont déroulés en France, comme le 3 décembre devant une usine de Bourgoin-Jallieu qui produit l’ancienne version du Levothyrox (Euthyrox) pour… l’Italie.
Le directeur de Merck France Thierry Hulot avait qualifié ces rassemblements de « buzz médiatique ». Sur France 3 Alpes, Marielle Goitschel a sèchement répliqué, le traitant de « trou du c.. », « mon expression favorite ». « Je n’y suis pas allée de main morte mais cet homme m’a tellement énervée que j’avais envie de l’avoir en face de moi, de le prendre et de le secouer. Ce n’est pas sérieux. C’est un mépris complet des malades », nous confiait-elle le 8 décembre.
« Je me bats pour tous ces gens désemparés »
Depuis septembre, la double championne olympique va beaucoup mieux grâce à l’aide d’une amie italienne qui lui a fait parvenir l’ancienne version. Mais son combat continue. « Je me bats pour tous les gens qui m’appellent, qui me contactent par Facebook, pour toutes ces femmes, tous ces gens qui sont désemparés. »
« Nous ne nions pas les symptômes persistants de certains patients. Nous entendons et respectons leur émotion », avait déclaré Florent Bensadoun le 19 décembre à l’Agence France Presse. Le directeur juridique de Merck assurait néanmoins que « la nouvelle formule du Levothyrox convient à la grande majorité des patients ».
Face à la contestation grandissante, le 21 décembre, Merck a remis sur le marché français 100 000 boîtes de l’ancienne formule. 100 000 autres seront importées début 2018. Le laboratoire fait par ailleurs l’objet d’une assignation à comparaître et une action collective a été engagée contre lui. Le procès se tiendra le 1er octobre 2018.
LG