DÉCRYPTAGE – À plusieurs reprises, ces dernières semaines, l’État a jeté le doute sur le dynamisme du secteur de l’hydroélectricité en France, relativisant son importance. Manœuvre pour mieux faire passer la pilule du plan social qui menace GE Hydro à Grenoble ? Le leader mondial français de la production de turbines hydrauliques risque ainsi de perdre 345 emplois sur 800. De nombreux experts, industriels et responsables politiques hurlent au “gâchis”. Et s’inscrivent en faux : la filière hydroélectrique se porte non seulement bien mais elle demeure stratégique pour la France.
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« Le marché hydroélectrique est saturé », a lâché Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, au micro de France Info le 16 octobre dernier. Ceci expliquerait-il donc cela ?
À suivre le raisonnement du ministre, le groupe américain General Electric agirait donc comme il se doit en supprimant 345 emplois sur les 800 que comptait jusqu’ici sa filiale GE Hydro, ex-Alstom, ex-Neyrpic. Le plan social qui touche le constructeur de turbines, fleuron français de l’hydroélectricité au savoir centenaire, serait-il un mal nécessaire ?
General Electric assure qu’il va bien créer 1 000 emplois nets en France
Pour le gouvernement Macron, tout n’est pas si grave puisqu’à l’échelle hexagonale le géant américain General Electric assure qu’il va bien créer 1 000 emplois nets en France, avant la fin de l’année 2018. Un engagement qu’il avait pris en rachetant la branche Énergie d’Alstom en 2015.
Tant pis s’il faut tailler dans la masse, aux dépens d’un bijou de famille français – en l’occurrence grenoblois –, pour développer des activités rentables plus rapidement et recréer d’autres emplois ailleurs ?
En validant la stratégie de l’Américain, le gouvernement français n’est-il pas en train d’hypothéquer l’avenir de sa filière hydroélectricité ?
C’est en tout cas ce que pensent de nombreux acteurs, industriels et responsables politiques qui mettent en garde l’État contre l’erreur stratégique qu’il s’apprêterait à commettre. D’où la nécessité, selon eux, de stopper ce plan portant un nouveau coup dur à l’industrie française, et remettant en question les objectifs environnementaux. Voire même la sécurité du pays…
« La vie industrielle est faite de rebondissements, concède Michel Albouy, docteur et enseignant en économie à Grenoble École de management. Mais, là, c’est un gâchis. Ce qui est dramatique, c’est que ce soit arrivé en plus, par accident : quand, il y a trois ans, General Electric a repris la filière nucléaire pour 12 milliards d’euros, Alstom Hydro était dans le portefeuille, alors que ce n’est manifestement pas leur priorité. »
70 % de l’électricité renouvelable en France, issue de la force de l’eau
« L’hydroélectricité est la deuxième source de production électrique derrière le nucléaire et la première source d’électricité renouvelable en France », rappelle-t-on sur le site le ministère de la Transition écologique et solidaire.
Ainsi, la production électrique d’origine renouvelable est-elle très largement dominée par l’hydraulique, à hauteur de 70 %.
Une réalité méconnue, autant que le poids économique, et la réputation de l’industrie française de l’hydroélectricité chez elle et dans le monde.
En France, ce sont 20 000 personnes, dont 5 000 sur l’axe Grenoble-Chambéry, qui travaillent pour cette énergie renouvelable, laquelle a besoin de barrages, de conduites forcées, de turbines, de transformateurs, de centrales, de maintenance, d’ingénierie, etc. pour fonctionner et se perfectionner.
« En France, l’hydroélectricité souffre d’une manque de visibilité alors qu’elle représente 14 % de l’énergie produite en France dans le mix énergétique, contre 1 % pour le solaire, 4 % pour l’éolien ! », constate Roland Vidil, président d’Hydro 21, une association qui fédère les entreprises du secteur.
Sur le plan mondial, le secteur industriel français de l’hydroélectricité est reconnu comme une filière d’excellence. Tant mieux, car il y a des marchés à prendre, les experts tablant sur une croissance économique du secteur de 3 % en moyenne par an… jusqu’en 2040.
Ce sont les pays comme la Chine et les pays émergents qui offrent le plus d’opportunités en matière de nouveaux équipements. GE Hydro Grenoble réalise ainsi un chiffre d’affaires à 85 % à l’export mais ne croque guère aux nouveaux grands marchés.
En 2013, encore sous la bannière Alstom, GE Hydro construit en Chine sa plus grande usine de fabrication de turbines, pour se rapprocher de la demande. Il y délocalise alors le savoir-faire français. Toutes les précautions ont-elles été prises ? Michel Albouy en doute : « La question du transfert de technologies est visiblement de nouveau posée. »
La suite, on la connaît dans d’autres secteurs aussi : les Chinois font de plus en plus appel à leurs propres équipementiers. GE Hydro devra donc à l’avenir jouer des coudes pour se tailler une part du gâteau…
Le plan social à GE Hydro fera boule de neige
En dépit de résultats mitigés à l’international, faut-il tailler, tête baissée, dans l’effectif de GE Hydro et détruire le savoir-faire industriel présent sur le sol français ? L’Américain General Electric, seul maître à bord, n’a évidemment pas d’états d’âme à ce sujet.
« Alstom traçait des perspectives tous les trois ans, GE c’est rimestre par trimestre », déplore Nadine Boux, déléguée Confédération française de l’encadrement CGC.
« General Electric n’est pas intéressé par cette filière : l’activité est cyclique, les projets sont longs, avec une rentabilité plutôt basse… Ce sont des Américains, tance la déléguée. Il faut que ce soit vite rentable. »
Mathilde Panot, députée de La France insoumise, dénonce, elle aussi, l’approche ultralibérale de GE, qu’elle relie « aux conséquences désastreuses des ordonnances Travail pour l’écologie ». La députée tort le cou à l’argument qui consiste à blâmer les chiffres de la filiale française : « GE engrange des milliards de profit. Pour justifier son plan social, il se borne à regarder les résultats au périmètre national. C’est un moyen de faire pression… »
Au-delà des chiffres, les conséquences sociales et humaines sont bien concrètes. Nadine Boux, déléguée CFE-CGC, témoigne : « Cela ne va pas être évident de retrouver un emploi localement, car nos métiers sont très particuliers. Certains ont vingt à trente années d’ancienneté, et cette expérience acquise, les savoir-faire acquis, risquent de partir à l’étranger, pour ceux qui voudront partir », déclare-t-elle.
En supplément, par effet ricochet, pourraient être également être touchés 600 entreprises sous-traitantes des activités de GE Hydro. Soit près de 1 000 salariés supplémentaires…
En cas de black-out, seule l’hydroélectricité refroidirait les centrales nucléaires
« Un acteur public préserverait ces emplois », juge Hugues Poissonnier, professeur d’économie et de management à Grenoble École de management. C’est bien la solution toute trouvée par les délégués syndicaux et de nombreux observateurs. Il suffit que l’État reprenne l’activité. Une idée que partage Stéphane Gemmani, conseiller régional Auvergne Rhône Alpes : « L’État pourrait porter cette activité le temps de retrouver un repreneur. »
Une idée oui, mais guère compatible avec les accointances libérales du gouvernement Macron.
Autre scénario proposé par les délégués syndicaux : le retour au bercail… « Nous avons rappelé à Bercy [la direction y est allée deux fois, ndlr] qu’Alstom peut encore reprendre GE Hydro jusqu’en septembre 2018, car nous sommes toujours une joint venture d’Alstom (80 % GE et 20 % Alstom). Montebourg a dû faire à l’époque comme il pouvait pour sauver les meubles ! » Et que répond Bercy à cette proposition ? Que l’hypothèse est irrecevable : « Nous sommes trop chers ! »
C’est qu’il est sans doute nécessaire d’y mettre le prix, si l’on veut rester maître d’une énergie renouvelable qui présente bien des spécificités. Contrairement à toutes les autres énergies vertes, l’hydroélectricité est disponible à la demande et en grande quantité. Pour cette raison, elle serait la seule en capacité d’éviter que les centrales nucléaires ne se transforment en cocotte minute, en cas de sévère black-out.
Nicolas Hulot ne veut pas « mentir aux salariés »
Pas suffisamment compétitive à l’export sur certains segments, GE Hydro dispose tout de même d’un beau terrain de jeu : l’Hexagone. D’autant que l’objectif de la France est de porter la part des énergies renouvelables à 40 % de la consommation électrique à l’horizon 2030.
Le potentiel de l’hydroélectricité est encore substantiel, à condition encore d’y mettre les moyens. « L’investissement qui résulterait de l’objectif d’accroître d’ici 2020 la production de 3 TWh serait de plus de 2,1 milliards d’euros avec la création de 2 000 emplois pour les dix prochaines années », indique ainsi France Hydroélectrique.
Par ailleurs, maintenir les compétences techniques et d’ingénierie en France demeure indispensables pour le suivi, l’accompagnement et la modernisation des équipements hydroélectriques en place. Sachant que le parc français comprend 2 300 installations hydroélectriques, de tailles et de puissances diverses.
Près de 82 % de la production française d’hydroélectricité est assurée par quatre régions, Rhône-Alpes produisant 40 % de cette énergie. (chiffres 2014 EDF).
« En France, le secteur de l’hydroélectricité a besoin d’être modernisé. C’est évident, commente Michel Albouy. Les équipements datent des années 50÷60÷70. L’entretien est assuré, mais un renouveau serait nécessaire. Oui, ce marché donnerait un ballon d’oxygène à GE Hydro. La balle est dans le camp d’EDF et de ses dirigeants. »
Guère convaincu, le ministre de la Transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot l’a fait savoir dans l’émission C à vous : « Il y a un moment où il faudra peut-être changer les turbines existantes, mais ça ne génère pas un marché qui pourrait permettre de remplir le carnet de commandes […] En France ou en Europe, très sincèrement, il faut pas mentir aux salariés. »
GE Hydro réduit à sa portion congrue
A la demande de Bercy, après plusieurs semaines de silence, Yves Rannou, PDG monde de la branche hydroélectrique de General Electric, est venu s’expliquer devant les salariés, mercredi 8 novembre. Ambiance houleuse, comme on pouvait s’en douter…
Qui ne s’est pas arrangée, quand le PDG a réaffirmé la ferme intention du groupe de maintenir son plan de restructuration.
Il a toutefois garanti que Grenoble garderait une place de choix dans la stratégie Hydro du Groupe, à condition de mettre en œuvre une revitalisation, et de miser sur les techniques numériques et d’impression 3D.
GE Hydro Grenoble devrait donc se recentrer sur le R&D et l’ingénierie pour garder une place de premier plan ? Se délester de certaines activités de fabrication, de savoir-faire qui ont fait la renommée de l’ex-Neyrpic ?
Une perspective qui n’a aucunement réjoui les salariés. Certains y voient même les signes avant-coureurs d’une désertion progressive du navire « Hydro ». Erreur tactique également, selon Hugues Poissonnier : « Il y a pourtant un intérêt stratégique à maintenir ces ressources humaines pour GE. L’Américain pourrait le regretter car ces compétences dont ils se séparent sont nécessaires pour développer d’autres marchés. »
La bras de fer continue
« On est en train de perdre les outils pour faire de la transition énergétique », redoute Mathilde Panot, annonçant que la lutte de son groupe politique se poursuit au côté des salariés. « Nous devons continuer à faire pression sur le gouvernement, afin qu’il prenne ses responsabilités », poursuit-elle.
Le bras de fer reprend pas plus tard que ce lundi 13 novembre. Un car de salariés de GE Hydro monte à Paris, avec des membres du personnel et délégués syndicaux, pour se rendre à Bercy.
Ce sera la troisième fois en quelques semaines. Les salariés souhaiteraient aussi rencontrer Nicolas Hulot pour lui faire part de leurs attentes.
Quid de celles-ci, justement ? Obtenir le report de l’entrée en vigueur du plan de sauvegarde économique (PSE), initialement prévu au 4 décembre. Et faire de la pédagogie, déclare Nadine Boux : « expliquer à quoi sert une turbine, la nécessité de maintenir le savoir-faire en France, pour le mix énergétique, et aussi garantir le stockage de l’eau, en prévision du réchauffement climatique par exemple… »
Séverine Cattiaux
L’Europe exige la mise en concurrence des concessions
Autre complication pour le marché français, l’État tarde à donner le feu vert au renouvellement des concessions hydrauliques. Ces dernières font en effet l’objet d’âpres discussions avec l’Europe qui demande à l’État français de les ouvrir à la concurrence.
De fait, n’étant pas certains de demeurer propriétaires des barrages, les actuels concessionnaires EDF et CNR n’engagent pas de dépenses.
Stéphane Gemmani tape du poing sur la table, accablé par ce manque de volonté politique : « La France a 400 contrats de concessions exploités par EDF, dans lesquels l’État est actionnaire. A partir du moment où on renouvelle les concessions, on ouvre de nouveaux marchés de mises aux normes de modernisations… Il faut que l’État renouvelle ces concessions ! »
Le conseiller régional poursuit : « Il y a, dans le Rhône, 18 ouvrages qui pourraient être renouvelés… L’État et la Région Auvergne-Rhône-Alpes en tant qu’actionnaires de la Compagnie nationale du Rhône (CNR) ont les moyens d’agir en débloquant le marché de l’hydroélectricité en France et tout particulièrement en Auvergne-Rhône-Alpes. »
Et si d’aventure, demain, les propriétaires des concessions devenaient suisses, ou chinois, alors s’en serait probablement fini du fleuron français GE Hydro, et de bien d’autres acteurs de l’hydroélectricité.
Les Suisses n’attendraient, paraît-il, que le top départ de cette mise en concurrence pour racheter des barrages. Feront-ils appel aux PME françaises pour les équiper ? Rien n’est moins sûr.