Détail de l'affiche du spectacle La guerre de Dieudonné. DR

Décision du tri­bu­nal admi­nis­tra­tif de Grenoble : pour­quoi Dieudonné vous ment !

Décision du tri­bu­nal admi­nis­tra­tif de Grenoble : pour­quoi Dieudonné vous ment !

TRIBUNE LIBRE – Le tri­bu­nal admi­nis­tra­tif de Grenoble a rejeté le 22 sep­tembre le recours intenté par Dieudonné contre l’arrêté d’interdiction de son spec­tacle pour défaut d’urgence. Une déci­sion qui n’a pas man­qué de faire réagir l’intéressé dans une vidéo pos­tée sur YouTube le 26 sep­tembre 2017. Une vidéo, dans laquelle Dieudonné men­ti­rait de façon outran­cière, selon un col­lec­tif d’étudiants en Master 1 de droit public de la faculté de droit de Grenoble*.

Alors que Dieudonné a la pré­ten­tion de dire dans sa vidéo qu’il fait « presque un cours de droit », son dis­cours est au contraire ponc­tué de très nom­breuses approxi­ma­tions juri­diques. Florilège.

Non, le juge ne « couvre » pas M. Piolle : la déci­sion du tri­bu­nal est juri­di­que­ment incontestable

Dans une ordon­nance du 22 sep­tembre, le juge admi­nis­tra­tif de Grenoble a rejeté le recours formé par Dieudonné. Dans sa vidéo, ce der­nier consi­dère, citant au pas­sage ad homi­nem le juge ayant rendu la décision :

Dieudonné. DR

Dieudonné. DR

« Le Sieur […] donc, a répondu à notre légi­time demande par une réponse pour le moins cro­qui­gno­lesque digne d’une blague à Toto, réponse dans laquelle et au mépris de toute par­tia­lité [sic, il aurait fallu dire impar­tia­lité] il invoque sa libre inter­pré­ta­tion de la notion d’urgence. C’était du jamais vu, ça n’a aucun sens en fait. Pour fuir un débat sur le fond perdu d’avance, hein, il a pré­féré donc […] nous ser­vir la malice, le plat du Malin, hein, mais ce tour de passe-passe mal­adroit et mal­hon­nête […]. On était sur un débat sur l’urgence. Est-ce qu’il y a urgence quand on est à un mois d’un spec­tacle ou pas ? Y a une juris­pru­dence constante qui dit oui, mais lui ce juge là pour cou­vrir Piopio [Eric Piolle, note des auteurs]. Bon bàààà… ». Que faut-il en penser ?

Dieudonné affirme donc que le juge a eu « une libre inter­pré­ta­tion de la notion d’urgence », contraire à une juris­pru­dence constante. Mais cela est faux. La déci­sion du juge est au contraire par­fai­te­ment logique. Il n’a fait qu’appliquer la juris­pru­dence du Conseil d’État.

D’après l’article de Patricia Cerinsek publié sur Place Gre’net le 22 sep­tembre, « l’humoriste sou­te­nait […] que l’arrêté por­tait une atteinte grave et mani­fes­te­ment illé­gale à la liberté d’expression, ainsi qu’à la liberté du tra­vail et la liberté d’entreprendre ». Cela signi­fie que Dieudonné avait formé auprès du tri­bu­nal admi­nis­tra­tif de Grenoble ce qu’on appelle un référé-liberté.

La pro­cé­dure de référé est une pro­cé­dure d’urgence qui pré­voit que le juge ne peut inter­ve­nir que si cer­taines condi­tions sont res­pec­tées, sou­vent assez res­tric­tives. S’agissant du référé-liberté pré­ci­sé­ment (article L. 521 – 2 du Code de jus­tice admi­nis­tra­tive), au-delà de l’atteinte grave et mani­fes­te­ment illé­gale à une liberté fon­da­men­tale, cette pro­cé­dure sup­pose de rem­plir une condi­tion d’urgence par­ti­cu­liè­re­ment exigeante.

Cette pro­cé­dure n’est uti­li­sée nor­ma­le­ment, d’après le texte et la juris­pru­dence du Conseil d’État Commune de Pertuis ren­due en 2003, que lorsqu’une mesure doit néces­sai­re­ment inter­ve­nir dans les 48 heures pour que la liberté fon­da­men­tale du requé­rant soit sau­ve­gar­dée (« une situa­tion d’ur­gence impli­quant, sous réserve que les autres condi­tions posées par l’ar­ticle L. 521 – 2 soient rem­plies, qu’une mesure visant à sau­ve­gar­der une liberté fon­da­men­tale doive être prise dans les 48 heures ») ou lorsque la demande est « jus­ti­fiée par une urgence par­ti­cu­lière » d’après l’arrêt du Conseil d’État Vincent Lambert de 2014. Or, le spec­tacle liti­gieux est pro­grammé le 28 octobre 2017, soit plus d’un mois après la requête ini­tiale (faite le 21 sep­tembre 2017). Il n’y avait donc pas d’urgence au sens de la pro­cé­dure de référé-liberté.

Lorsque l’urgence n’est pas consti­tuée en ces termes, le juge est habi­lité à adop­ter ce qu’on appelle une « ordon­nance de tri », c’est-à-dire ren­due par un juge sta­tuant seul, sans ins­truc­tion ni audience (article L. 522 – 3 du CJA), ce que le tri­bu­nal admi­nis­tra­tif de Grenoble a fait. La déci­sion du juge est donc logique et conforme à la juris­pru­dence classique.

Non, les spec­ta­teurs n’obtiendront pas auto­ma­ti­que­ment 3 000 euros de dom­mages et intérêts

Dans sa vidéo, Dieudonné encou­rage ses fans à ache­ter des places car cela leur don­ne­rait le droit de faire un recours contre l’arrêté inter­di­sant le spec­tacle. Sur ce point, le rai­son­ne­ment de Dieudonné se tient car il est vrai que l’achat d’une place de spec­tacle donne sans doute un « inté­rêt à agir » à un requé­rant potentiel.

Cependant, cela ne signi­fie pas que la déci­sion d’Eric Piolle sera annu­lée. Or, si elle ne l’est pas, il n’y aura pas d’illégalité de la déci­sion et donc pas d’engagement de res­pon­sa­bi­lité, car il n’y aura pas de faute de la part de l’administration. Par ailleurs, même en cas d’illégalité, il est peu pro­bable que cha­cun puisse obte­nir la répa­ra­tion d’un pré­ju­dice moral à hau­teur de 3 000 euros auprès de la « très sol­vable » muni­ci­pa­lité que Dieudonné appelle à « sai­gner comme des porcs ».

La juris­pru­dence montre au contraire que les juges estiment, pour ce qui concerne direc­te­ment Dieudonné, que rien n’établit qu’il ait subi un véri­table pré­ju­dice moral, y com­pris dans les cas où son spec­tacle avait été injus­te­ment inter­dit (CAA de Nantes, 08/02/2017, n°15NT00509 ; CAA de Bordeaux, 31/05/2016, 14BX02603).

Quant aux éven­tuels spec­ta­teurs qui auraient obtenu une répa­ra­tion de leur pré­ju­dice moral suite à une inter­dic­tion jugée illé­gale par un juge admi­nis­tra­tif, une recherche dans les bases de don­nées juri­diques dis­po­nibles au grand public ne per­met pas de l’établir. Force est de consta­ter qu’il serait dans tous les cas dif­fi­cile de prou­ver l’existence d’un pré­ju­dice moral et encore moins à hau­teur de 3 000 euros dans ce cas.

Oui, Dieudonné a rai­son mais seule­ment lorsqu’il dit que le fond n’a pas été jugé

Dieudonné affirme que « le juge a refusé de prendre cette affaire, non non, y’a pas d’urgence on verra ça plus tard. Mais, on n’a pas… on n’a pas abordé la ques­tion de l’interdiction, de l’arrêté. On était sur un débat sur l’urgence ».

Sur ce point, Dieudonné n’a pas tort dans la mesure où le juge a pris une ordon­nance de tri, ce qui consiste à ne pas accueillir la demande en référé pour défaut d’urgence, sans qu’il y ait besoin de se pro­non­cer sur la ques­tion de la léga­lité de la déci­sion. Il aurait donc fallu qu’une autre pro­cé­dure soit uti­li­sée pour conduire à un juge­ment au fond. On ne peut en somme pas consi­dé­rer que l’ar­rêté a été validé par le juge.

S’agissant de l’analyse sur le fond, nous ren­voyons à notre pré­cé­dent article, sachant tou­te­fois que l’incendie de la gen­dar­me­rie de Grenoble qui a eu lieu entre temps pour­rait rééqui­li­brer la balance en faveur de la pro­por­tion­na­lité de l’interdiction, eu égard à l’aggravation du contexte.

Dieudonné ins­tru­men­ta­lise-t-il la jus­tice pour se faire de la publicité ?

Dieudonné se plaint donc que sa requête ait été reje­tée pour défaut d’urgence. Pourtant, comme il a été dit pré­cé­dem­ment, le choix du référé liberté semble sur­pre­nant vis-à-vis de la condi­tion d’urgence qui le carac­té­rise nor­ma­le­ment. Cela est d’autant plus éton­nant qu’il aurait pu uti­li­ser une autre pro­cé­dure sus­cep­tible d’aboutir.

En effet, à côté du référé-liberté, il existe une pro­cé­dure de référé-sus­pen­sion per­met­tant d’obtenir la sus­pen­sion d’une déci­sion un mois avant l’échéance. Dans le cadre d’un référé-sus­pen­sion, acces­soire à une demande d’annulation, la concep­tion de l’urgence est moins stricte – d’après la juris­pru­dence Confédération natio­nale des radios libres de 2001, il suf­fit que « la déci­sion admi­nis­tra­tive contes­tée pré­ju­di­cie de manière suf­fi­sam­ment grave et immé­diate à un inté­rêt public, à la situa­tion du requé­rant ou aux inté­rêts qu’il entend défendre » – et l’atteinte à une liberté fon­da­men­tale (ici la liberté d’expression) peut être mise en avant plus faci­le­ment (un doute sérieux sur la léga­lité de la déci­sion suffit).

Le juge dans cette hypo­thèse n’aurait donc pas rejeté pour défaut d’urgence mais aurait pu connaître le dos­sier au fond (art. L. 521 – 1 CJA). Or, selon nos infor­ma­tions, aucun recours au fond, et donc aucun référé-sus­pen­sion, n’a à ce stade été déposé auprès du tri­bu­nal admi­nis­tra­tif de Grenoble. Ce qui est pour le moins déroutant.

Dès lors, il est pos­sible de poser des hypo­thèses. Est-il envi­sa­geable que l’avocat de Dieudonné ait pu se trom­per de pro­cé­dure, c’est-à-dire faire une erreur aussi gros­sière ? Dieudonné dit lui-même qu’il est devenu « un véri­table spé­cia­liste du droit admi­nis­tra­tif » et que ses avo­cats ont l’habitude de ce type de recours… Cette hypo­thèse semble donc peu pro­bable. Par ailleurs, pour­quoi deux recours paral­lèles (référé liberté + recours en excès de pou­voir accom­pa­gné d’un référé-sus­pen­sion) n’ont-ils pas été dépo­sés l’un après l’autre auprès du tri­bu­nal ? Pourquoi Dieudonné n’a‑t-il pas déposé après la déci­sion du tri­bu­nal un référé-suspension ?

Si Dieudonné avait vrai­ment voulu obte­nir la sus­pen­sion de l’arrêté d’interdiction d’Eric Piolle, force est de consta­ter qu’il s’y est bien mal pris… Est-il alors pos­sible que Dieudonné ait uti­lisé volon­tai­re­ment la mau­vaise pro­cé­dure, sachant que son recours serait rejeté et qu’il pour­rait ensuite s’en ser­vir, dans une vidéo, pour faire le buzz et ainsi gon­fler les ventes de ses places de spec­tacle et autres pro­duits dérivés ?

Et si tout cela n’était au fond qu’une stra­té­gie marketing ?

***

* Clémentine Delezinier, Alicia Goncalves, Pierre Hirigoyen, Anne-Claire Issartel, Pierre Jacquier, Charline Lacazale, Marine Manhes, Émilie Naton, Mélina Oguey, Lucie Poret, Marie Poret, (avec leur pro­fes­seur Romain Rambaud).

* Rappel : Les tri­bunes publiées sur Place Gre’net ont pour voca­tion de nour­rir le débat et de contri­buer à un échange construc­tif entre citoyens d’o­pi­nions diverses. Les pro­pos tenus dans ce cadre ne reflètent en aucune mesure les opi­nions des jour­na­listes ou de la rédac­tion et n’engagent que leur auteur.

Vous sou­hai­tez nous sou­mettre une tri­bune ? Merci de prendre au préa­lable connais­sance de la charte les régis­sant.

FB, NK et RR

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