FOCUS – Raconter, expliquer et décrypter la catastrophe nucléaire de Fukushima et ses conséquences, tel est l’objectif de l’ouvrage auto-édité Franckushima du Grenoblois Géraud Bournet. Celui-ci s’interroge également sur la possibilité d’un Fukushima à la française… Rencontre.
« Nous avons basculé dans la société du risque. » À l’heure où, paradoxalement, certains discours critiquent vertement la notion même de « principe de précaution », le graphiste et illustrateur Géraud Bournet reprend à son compte cette affirmation du sociologue allemand Ulrich Beck.
Le risque ? Il est ici présenté comme « invisible, inodore, sans goût ni saveur, impalpable, difficilement perceptible et mesurable » et s’appelle la radioactivité.
Un « ennemi invisible » sur lequel Géraud Bournet a travaillé trois ans pour donner naissance au projet Franckushima, qu’il définit lui-même comme « un énorme travail de réseautage, de prises de contact, d’investigation, de mises en forme et de graphisme ».
« Énorme », le mot n’est pas exagéré. Se présentant comme un ouvrage collectif, Franckushima délivre les points de vue d’une vingtaine d’intervenants, y compris insiste Géraud Bournet, des personnes qui ne partagent pas du tout son point de vue sur la question du nucléaire.
Un Fukushima à la française ?
Objectif de l’ouvrage ? Faire le point sur la catastrophe de Fukushima… et le risque nucléaire en France. Car si la question a été sur toutes les lèvres au moment où Fukushima faisait la une des journaux, elle demeure tout autant d’actualité aujourd’hui. Doit-on, peut-on craindre un Fukushima à la française, autrement dit un « Franckushima » ?
Si Franckushima propose la prose d’acteurs connus de la lutte contre le nucléaire, qu’il s’agisse de Michèle Rivasi (cofondatrice de la Criirad) ou de membres du réseau Sortir du nucléaire, il s’attache aussi à livrer la parole de personnes qui ont vécu la catastrophe de très près. Et qui, bien souvent, désirent rester anonymes, par crainte de représailles.
Les témoignages font froid dans le dos, quand des enfants de la zone contaminée racontent leurs examens de la thyroïde… « On va avoir la leucémie et mourir. Ou un cancer de la peau. On tombera facilement malade, c’est ce que je pense. » Une génération sacrifiée ? Dix jours après la fusion des cœurs des réacteurs de la centrale, le docteur Yamashita n’hésite pourtant pas à déclarer que « les radiations n’affectent pas les gens qui sourient, mais ceux qui sont soucieux ».
« Tout ce qui est dit par la sphère officielle n’est pas à rejeter, tout ce qui est dit par la sphère indépendante n’est pas non plus à boire comme de l’eau de source. C’est ce que j’ai essayé de faire : donner au lecteur les sources pour se forger son propre point de vue », explique Géraud Bournet. Avant de poser une question clé : « Comment est fabriquée aujourd’hui l’acceptabilité sociale d’une technologie et des risques qui lui sont liés ? »
« Un déni de démocratie »
Pour autant, Géraud Bournet n’a pas pour objectif d’afficher une neutralité excessive, et ne fait pas mystère de son engagement associatif contre la technologie nucléaire, qu’il voit avant tout comme la face présentable d’une industrie militaire. « On peut penser que la face civile du nucléaire n’est que la pastille pour faire avaler cette technologie à l’ensemble de l’humanité. La technologie nucléaire a, avant tout, été développée pour des intérêts militaires et, pour concevoir la bombe, il faut du plutonium. Faisons tourner des centrales à l’uranium, on pourra ainsi produire du plutonium ! »*
Et l’auteur de dénoncer, comme beaucoup d’autres, ce qu’il juge un déni de démocratie. « Toute la politique énergétique en France n’a jamais fait l’objet d’un vote ou d’une loi à l’Assemblée nationale. Tout s’est toujours passé entre le bureau présidentiel et les couloirs du Premier ministre ou du ministère de la Défense. »
Quant à l’argument massue de l’indépendance énergétique ? « On peut interroger cette indépendance quand on sait que le combustible est importé, notamment du Niger, mais encore du Canada ou d’Australie… On est en plein dans la contradiction ! »
L’image au service du propos
Particularité de Franckushima ? Loin d’être un simple recueil de textes, l’ouvrage se distingue par une mise en forme particulièrement riche et variée. Ses 256 pages peuvent se feuilleter comme une BD, en dévoilant au fil des pages des illustrations qui, toujours, servent le propos mais parfois le subliment.
Aux portraits « réalistes » des intervenants ou des figures politiques ou scientifiques répond la foule des anonymes, personnages sans bouche ni yeux qui s’expriment pourtant et semblent toujours nous regarder. À l’esthétisme manga répondent des photographies traitées sur un mode contemporain européanisant, quand des schémas « pédagogiques » déploient de remarquables gammes de couleurs.
« L’image est au service du propos », commente Géraud Bournet. « Je suis parti du constat que nous manquons en France d’outils de communication pour sensibiliser le grand public, et sensibiliser les jeunes. J’ai pensé qu’en utilisant l’esthétique, qu’en travaillant à la manière d’une revue type XXI, j’allais plus coller à mon époque et peut-être toucher un autre lectorat. Et cela se vérifie : je touche un lectorat qui va au-delà du cercle militant. »
Le succès au rendez-vous
Auto-édité, l’ouvrage a été tiré à 2 500 exemplaires – un gros tirage pour ce type d’ouvrage – et l’auteur estime déjà en avoir vendu entre 1 000 et 1 200. Un véritable succès pour un ouvrage qui s’expose un peu partout en France, et actuellement à la librairie Les Modernes, rue Lakanal à Grenoble, jusqu’au 16 septembre. « Le côté expo me permet de faire d’une pierre deux coups : cela ramène le côté artistique et me permet de toucher les gens d’une manière plus accessible. »
Avec à la clé d’excellents retours, note l’auteur qui affirme observer de plus en plus de méfiance de la part de la population vis-à-vis du nucléaire. « Bien qu’étant peu informés, les gens sont loin d’être dupes. Comme l’a écrit Chomsky dans sa Fabrique du consentement, ce ne sont globalement pas les masses qui sont les plus dupes. Par contre, on trouvera dans les élites et les gens qui sont en position d’influence un tas de personnes qui sera soit volontairement dans le déni, soit dans la promotion des avantages sans mentionner les inconvénients. Mais quand je suis présent dans des événements où je peux rencontrer mes concitoyens, personne n’est dupe… »
L’une de ces rencontres sera possible le 15 septembre à partir de 18 heures à la librairie Les Modernes, pour marquer la fin de l’exposition. En attendant de nombreux autres rendez-vous, et notamment le Festival du livre et de la presse d’écologie qui se tiendra à Paris les 8 et 9 octobre prochains, pour lequel Franckushima a été sélectionné. « Un agenda bien rempli ! », se réjouit Géraud Bournet.
Florent Mathieu
* Les centrales nucléaires civiles exposent de l’uranium 238 au flux de neutrons produit par la réaction nucléaire pour générer le plutonium 239 utilisé à des fins militaires. (source Wikipedia)