BLOG GEEK – Ouvrage publié par Artus Films, maison spécialisée dans la résurrection de films de genre en DVD, Joe D’Amato le réalisateur fantôme de Sébastien Gayraud revient sur la carrière et la filmographie de ce réalisateur prolifique. Du gore extrême au porno hardcore en passant par le western, la comédie ou le policier, ce dernier s’est forgé une (mauvaise) réputation unique dans l’histoire du cinéma italien comme mondial.
Au panthéon des légendes du cinéma, figurent plusieurs catégories de réalisateurs. Celle des réalisateurs cultes, parmi lesquels des Fritz Lang, des Stanley Kubrick, des Alfred Hitchcok. Celle des réalisateurs maudits, où pourraient figurer des Tod Browning, des Pier Paolo Pasolini, pourquoi pas un Lucio Fulci. Et même celle des réalisateurs « ratés », auteurs de nanars ou de navets passés à la postérité, tels des Edward Wood Jr. ou, dans une moindre mesure, des Roger Corman.
Joe D’Amato n’appartient à aucune de ces trois catégories. Il n’appartient probablement à aucune autre. Première particularité qui lui vaut d’ores et déjà cette appellation de réalisateur « fantôme » que lui attribue Sébastien Gayraud dans son ouvrage Joe D’Amato le réalisateur fantôme.
« Il reste à la place qui a toujours été la sienne, celle d’un modeste artisan, et personne ne verra jamais en lui un auteur visionnaire. Il n’y a aucun « culte » autour de lui, tout juste une vague curiosité », écrit-il encore.
Pourquoi, dans ce cas, lui consacrer un ouvrage de plus de 300 pages ? La question ne se pose probablement pas en ces termes. La vraie question serait même : comment se fait-il que cet ouvrage soit le premier, pas seulement en langue française mais dans le monde entier, à consacrer une étude au cinéma de Joe D’Amato ?
Débauches et abondances
Réalisateur de tous les excès, de toutes les audaces – parfois les plus crapuleuses – et de tous les vices, D’Amato offre au cinéma une filmographie conséquente et éclatée, caché derrière un si grand nombre de pseudonymes que Sébastien Gayraud reconnaît lui-même qu’il est bien difficile d’établir une liste exhaustive de chacune de ses réalisations.
Relativement fiable, le site IMDB dénombre ainsi 197 films, mais comment ne pas le suspecter d’en oublier quelques-uns ? Oscillant entre cinéma de basse exploitation, réalisations érotiques plus ou moins stylées, films d’horreur déviants ou grand-guignolesques et, naturellement, films pornographiques produits à la chaîne, le monde de Joe D’Amato semble échapper par nature à tout recensement. Échappe-t-il en revanche à toute logique ? Ou même à toute virtuosité ?
Sans doute convient-il de commencer par le commencement. Et, comme bien souvent, la meilleure manière de commencer par le commencement est de commencer… par la fin.
Joe D’Amato a quitté ce monde le 23 janvier 1999, à l’âge de 62 ans. Sa mort ne passa pas totalement inaperçue auprès du grand public : quelques médias généralistes mentionnèrent la disparition d’un réalisateur avant tout identifié comme pornographe chevronné, et fournisseur d’un grand nombre de films érotiques diffusés alors sur M6 les dimanches soir.
Le poids de sa filmographie autant que son rendement – parfois huit films en une année – en faisait nécessairement un sujet insolite, mais à traiter avec une ironie non dissimulée.
Vingt ans après, se souvient-on de Joe D’Amato ? La réponse est oui. L’obscur pornographe n’est pas tombé dans l’oubli que certains sans doute lui prédisaient.
Et ce ne sont pas ses films classés X qui lui valent cette postérité. L’industrie pornographique se distingue par son besoin de renouvellement constant : de nouveaux films, et de nouvelles actrices. On pourra lire à ce propos l’essai de Mathieu Trachman, Le Travail pornographique (La Découverte).
Ainsi, rien ne vieillit plus mal, rien ne s’oublie plus vite qu’un film pornographique. À l’exception de quelques classiques, généralement fondateurs du genre, qui suscitent aujourd’hui l’intérêt pour des motifs bien plus cinématographiques que sensuels.
Mais Joe D’Amato n’a pas signé de Devil In Miss Jones ou de Derrière la porte verte. Ses films X, ainsi que l’écrit Sébastien Gayraud, ont pour seul objectif, parfaitement assumé, de rapporter de l’argent.
Ce sont bien ses films d’horreur qui, eux, demeurent dans les mémoires des amateurs du genre, quand ses Nuits d’amour d’Antoine et de Cléopâtre ou ses Selen, l’affaire de la jungle ne touchent plus guère que quelques nostalgiques – par ailleurs éminemment respectables – des premiers samedis du mois dans les années 90.
S.O.S. Fantasmes
Des films d’horreur qui, pour certains, n’ont pas manqué de se mélanger au cinéma pour adultes, offrant ainsi des œuvres valsant entre porno à l’ancienne et film gore artisanal. Le plus connu d’entre ceux-là ? Porno Holocaust, naturellement. Bien moins d’ailleurs pour ses qualités narratives ou esthétiques que pour son titre.
Mais l’on se doit de citer La Nuit fantastique des morts-vivants, ou Le notti erotiche dei morti viventi dans son titre original. Remplacer « érotique » par « fantastique » est un choix de traduction pour le moins audacieux, qui laisse craindre le pire pour la Chevauchée fantastique de John Ford ou la Symphonie Fantastique de Berlioz. Que cette fausse pudeur ne nous trompe pas : nous sommes en présence d’un film d’horreur largement mâtiné de pornographie.
Même au sein de productions érotiques plus conventionnelles, Joe D’Amato a bien du mal à ne pas laisser ses instincts gores s’exprimer. Si le réalisateur a fait abondamment vivre le personnage emblématique de Black Emanuelle, interprétée par la belle Laura Gemser (qui n’était d’ailleurs pas du tout noire mais indonésienne), il inclut au sein de ces œuvres des scènes pour le moins inattendues, et particulièrement violentes.
Sébastien Gayraud rappelle ainsi comment Emanuelle et Françoise (1975) est l’occasion de scènes d’anthropophagie mondaine fantasmées par un personnage maintenu prisonnier et sujet à de violents délires oniriques.
Plus marquant encore, Emanuelle et les derniers cannibales s’inscrit totalement dans le courant de la Cannibal Exploitation du cinéma bis, terme désignant les séries B ou Z italiennes. Tortures rituelles, éviscérations, dévorations d’abats humains et autres moments de convivialité seront de la partie…
Joe D’Amato cultive le sordide et le macabre comme d’autres les tulipes. Sa production se distingue par un goût de l’extrême, une volonté d’aller toujours plus loin, qui fait le bonheur des vidéos-clubs où les cassettes VHS du réalisateur s’affichent avec des slogans tapageurs. L’idée est toujours la même : oserez-vous regarder ce film ?
Oserez-vous regarder Anthropophagous, sa scène du fœtus (que nous ne décrirons pas) ou d’autophagie finale (que nous ne décrirons pas non plus) ? Oserez-vous regarder son Caligula 2, version encore plus osée du premier opus attribué (contre son gré) à Tinto Brass, et qui ne manquait déjà pas de violence comme de sexe ?
Oserez-vous regarder Blue Holocaust, souvent considéré comme le chef‑d’œuvre du réalisateur, histoire d’amour morbide d’un taxidermiste qui exhume le corps de sa bien-aimée pour l’embaumer, avant de se transformer en assassin dément ? – En ce qui me concerne, j’avoue m’être contenté de survoler le film, sans avoir le courage de me plonger dans une atmosphère qui ferait passer Les 120 Journées de Sodome pour un Walt Disney.
Voyage au bout du cinéma
Cependant, et même s’il ne goûte pas les outrances ou les vulgarités d’un Joe D’Amato voyeur et fétichiste sans retenue, tout cinéphile trouvera nécessairement plaisir à lire l’ouvrage de Sébastien Gayraud, à découvrir cette somme de travail conséquente qui forcera autant l’admiration qu’elle enrichira et passionnera son lecteur.
Parce que Sébastien Gayraud cherche à dépasser la logique même de son sujet d’étude.
Et derrière Joe D’Amato, ou la multitude d’autres pseudonymes dont le réalisateur a usé et abusé au fil de sa carrière, il déniche Aristide Massaccesi, homme de cinéma accompli, artisan doué et passionné par l’image autant que par la pellicule.
Anonyme, opportuniste, semblant échapper à toute théorie d’auteur, Joe D’Amato a néanmoins développé dans ses films des thématiques, des récurrences narratives ou esthétiques, des fantasmes obsessionnels. En somme un univers qui lui est propre et dans lequel l’auteur nous invite à voyager.
Redonnant vie avec courage et passion à un réalisateur fantôme que l’on aurait pu croire condamné à errer dans les limbes d’un cinéma disparu, l’ouvrage offre encore l’occasion de parler du Giallo, du Mondo, de la Cannibal Exploitation, des comédies friponnes transalpines, de l’érotisme des années 70 ou de l’apparition de la pornographie comme genre à part entière…
Bref, de tout un pan de l’industrie du cinéma italien et de ses acteurs et réalisateurs polymorphes, fournissant à la chaîne des films peu coûteux sans se soucier de plagier, de copier, sinon de piller les images des autres.
On peut reprocher à l’auteur quelques fautes d’orthographe qui parfois viennent polluer la lecture – cette manie de confondre « censé » et « sensé » irrite à force. Et l’on trouvera peut-être dommage, du moins est-ce mon cas, que la personnalité voire la vie de famille de Joe D’Amato, qui interrogent forcément face à la teneur de son imaginaire, n’aient pas été creusées plus avant.
Malgré ces (légères) réserves, on ne peut qu’inviter les amoureux de cinéma à se laisser aller à la curiosité et à se plonger dans un ouvrage qui peut se révéler aussi drôle que pertinent, désamorçant par l’humour les résumés de films les plus scabreux, et sachant prendre de la distance avec son sujet sans jamais tomber dans la raillerie facile.
Joe D’Amato en a trop fait pour être ignoré. Parmi les anonymes, parmi les fantômes d’une industrie boulimique aujourd’hui disparue, il méritait plus que tout autre qu’on lui consacre une étude de vrai cinéphile, certainement pas exhaustive – à l’impossible nul n’est tenu – mais remarquable par sa densité et son exigence.
Florent Mathieu
Joe D’Amato, le réalisateur fantôme
de Sébastien Gayraud
Artus Films
350 pages, 39 euros