BLOG GEEK – Aujourd’hui que la culture geek est partout et suite à quelques récentes polémiques, une question se pose : le modèle geek est-il passé de dominé à dominant ? Si tel est le cas, il se doit de réviser tout autant ses attitudes que sa responsabilité.
La culture geek est-elle encore une contre (ou une sous) culture ?
Il suffit de se promener dans les rues, de regarder les devantures des magasins, les panneaux publicitaires ou simplement les vêtements des passants pour se convaincre du contraire.
Jeux vidéos, dessins animés, mangas, cinéma de genre et autres figures geeks ont totalement envahi l’espace urbain et semblent aujourd’hui toucher une immense part de la population.
Un phénomène d’autant plus visible que le geek s’affiche volontiers comme tel.
50 nuances de geek
Pour quelles raisons ? Les explications sont probablement multiples, mais une première piste s’impose naturellement : la génération « dominante » actuelle est issue d’une vaste culture geek, qui s’est développée dans les années 80 à travers l’arrivée sur les écrans des anime japonais ou l’apparition du jeu vidéo comme mode de récréation inévitable dans les foyers. Les enfants ayant étrangement tendance à devenir des adultes, c’est aujourd’hui cette génération qui travaille, qui produit et consomme.
Réservée à la prime jeunesse et considérée comme une sous-littérature, la bande dessinée a obtenu ses lettres de noblesse lorsque les lecteurs de Pilote sont devenus adultes, important des valeurs et des références culturelles propres à leur génération. Après des Franquin, des Gotlib, des Druillet, des Crumb, des Tardi et autres génies, il n’y a plus guère qu’Alain Finkielkraut pour continuer à fustiger un pan entier de la littérature du vingtième siècle en la désignant comme un « art mineur ».
Il semble en aller de même pour les éléments, nombreux et variés, de ce qui peut constituer cette fameuse culture geek, dont on aurait cependant peine à désigner de manière exhaustive tout ce qu’elle recouvre.
L’adolescent autrefois féru de jeux vidéos est devenu un adulte responsable et « gamer ». Le jeune lecteur de comics américain d’antan compte aujourd’hui parmi les millions de trentenaires qui se pressent dans les salles pour regarder le nouvel Avengers. Et l’on ne s’étonne même plus de croiser des pères de famille arborant des t‑shirts à la gloire de Goldorak.
Est-ce à dire que la culture geek va tout dévorer sur son passage, et reléguer les fondamentaux aux oubliettes ? Certainement pas : Tintin n’a pas détrôné Jules Verne, Lara Croft ne prendra pas le pas sur George Sand.
La mode geek actuelle est même certainement amenée à se résorber, s’inscrire de manière plus discrète – mais également plus durable – à l’intérieur de notre ADN culturel. Elle cohabitera, tout comme Montaigne cohabite avec Céline, ou Saint-Augustin avec Freud. Ainsi va le mouvement d’un monde qui assimile beaucoup plus qu’il n’oublie.
Je t’aime, moi non plus
Cependant, le geek est actuellement triomphant, ce qui ne va pas sans soulever quelques inquiétudes. Certaines sont avant tout motivées par des partis pris réactionnaires destinés à satisfaire des médias avides de déclarations tonitruantes. D’autres sont nettement plus susceptibles de retenir notre attention, en particulier lorsqu’elles émanent de personnes directement impliquées dans le champ-même de cette culture.
Certes, le scénariste de comic Alan Moore n’est pas réputé pour son ouverture d’esprit et a bien souvent été identifié comme un conservateur à la peau dure. Créateur des Watchmen ou de la Ligue des Gentleman extraordinaires, l’écrivain est également l’auteur de V pour Vendetta, dont le masque porté par son personnage principal est aujourd’hui devenu l’emblème des Anonymous.
Une figure geek, Alan Moore ? Sans aucun doute. Mais certainement bien malgré lui.
« Les super-héros sont une catastrophe culturelle » C’est le titre choc que le Guardian a choisi pour illustrer les propos tenus par l’auteur dans une interview accordée à un blog, passée relativement inaperçue avant que le site du célèbre quotidien britannique n’en reprenne les meilleurs morceaux.
En substance, Alan Moore estime que le succès populaire des super-héros aujourd’hui est révélateur d’un public ayant renoncé « à tenter de comprendre la réalité dans laquelle ils vivent » et préférant « l’univers sans signification, mais au moins fini, offert par DC ou Marvel Comics ».
Et le « gourou du comics » de déplorer l’importance « éphémère » qu’ont prise les super-héros sur la scène culturelle mondiale, au détriment de sa propre construction. Inutile de dire que les propos d’une pareille icône n’ont pas laissé indifférents, accueillis avec colère, humour ou intérêt selon les cas.
Plus modérés, les propos d’une autre grande figure du monde geek n’en ont pas moins suscité une polémique encore plus importante et particulièrement démesurée. Il est vrai que personne ne s’attendait à entendre de la bouche de Simon Pegg une phrase telle que : « Aujourd’hui, nous consommons tous des choses puériles, des comic books, des super-héros… Les adultes regardent ça et les prennent au sérieux ! ».
Geek of the Dead
Simon Pegg est un comédien et auteur britannique particulièrement en vogue dans le milieu du cinéma de genre depuis le film Shaun of the Dead, hilarante comédie sur fond d’apocalypse zombie qui contribua grandement à la mode actuelle des morts-vivants.
D’autres films tels que Paul, Hot Fuzz, Le Dernier pub avant la fin du monde ont achevé d’asseoir sa popularité et sa réputation : celle d’un acteur talentueux, en phase totale avec la culture geek dans laquelle il est d’ailleurs volontiers cantonné. Il compte ainsi par les acteurs, mais aussi les scénaristes du Star Trek Beyond annoncé pour 2016.
« Bien sûr que je suis un amoureux de science-fiction ou de cinéma de genre. Mais une partie de moi regarde la société telle qu’elle est et se dit que nous avons été infantilisés par nos propres goûts. » C’est sur l’antenne de Radio Times que l’acteur a donc tenu ces propos, allant même jusqu’à parler « d’abrutissement ».
Des mots qui susciteront une telle levée de boucliers qu’il sera contraint de les « clarifier » en expliquant qu’à force de donner beaucoup d’interviews, on peut être amené à se dégouter de sa propre opinion et d’avoir envie d’épouser celle des autres.
Autrement dit, Simon Pegg, malgré tout son amour pour la culture de genre et tout en se revendiquant « nerd et fier de l’être », s’est autorisé à penser tout haut et à se remettre en question. Un crime ?
À force de vouloir se revendiquer comme un groupe culturel uni, ce qu’ils ne sont pas, les geeks ne perdent-ils pas de vue la nécessité de savoir pratiquer l’introspection ?
« Nous ne pourrons pas avancer sans nous critiquer nous-mêmes », chantait Jello Biafra à propos du mouvement punk qui, au début des années 80, prenait le chemin d’un sectarisme déplorable après avoir été l’incarnation du rejet de toutes les conventions. N’en va-t-il pas de même avec le geek d’aujourd’hui ?
Réactions épidermiques
Certes, on comprend que les amoureux de disciplines ludiques ou de genres artistiques autrefois méprisés aient envie de s’affirmer et de refuser une stigmatisation dont ils ont eux-mêmes pu être victimes dans leur enfance ou leur adolescence.
On comprend que le traitement médiatique des jeux vidéos, encore obtus et caricatural, soulève des colères qui prennent aisément un caractère viral, comme ce fut le cas suite à des propos pour le moins maladroits d’Antoine de Caunes ou pour le moins odieux de Nagui.
Mais en se contentant de réactions épidermiques ou d’envahissement de la Toile et des réseaux sociaux, dès qu’une parole venant remettre en cause l’hégémonie geek s’exprime quelque part, les geeks ne donnent-ils pas d’eux-mêmes une image désastreuse, entre sectarisme forcené et immaturité manifeste ? Les querelles internes, comme celle du pitoyable Gamergate aux relents misogynes intolérables, sont déjà assez pénibles sans qu’il soit besoin d’en rajouter en surjouant l’indignation à la moindre occasion.
Sectaire à terre
Cela est d’autant plus regrettable que la culture geek devient aujourd’hui un élément référentiel au sein d’autres univers, preuve qu’elle imprègne aujourd’hui nos imaginaires. En jouant et moquant les codes du blockbuster jusque dans sa bande-annonce, le virtuose Birdman a fait très fort.
Avant lui, en 2010, James Gunn réalisait Super, un anti-film de super-héros aussi hystérique que poignant, véritable chef‑d’œuvre injustement boudé par le public.
En réalité, plutôt que de crier à la trahison, chacun serait inspiré de lire en détail les propos d’Alan Moore ou de Simon Pegg, de faire le tri entre provocation ou petite pointe de mauvaise foi, et de s’interroger sur le fond de leur pensée, quant bien même il ne la partage pas.
L’art vit de ses contradictions et de ses contradicteurs, et les artistes n’ont pas à se censurer pour complaire à leur audience. Une certaine part de la communauté geek devra prendre conscience que ceux qui ne leur disent que ce qu’ils ont envie d’entendre ne cherchent pas à être leurs amis, mais leurs maîtres.
Lorsque William Friendkin, réalisateur de L’Exorciste ou de French Connection, déclare dans une interview à Charlie-Hebdo (15÷07÷15) :
« Rien ne tuera le désir des studios de faire des films énormes en 3D, en IMAX, avec des types qui règlent tous les problèmes du monde en volant dans les airs, flanqués d’un costume en plastique, d’une cape et d’un masque. Ce que veut le public, partout, c’est s’enfuir de la réalité. Mais cette évasion n’a rien à voir avec la fantaisie d’un Fellini. C’est la queue de comète de la révolution Star Wars. »
On comprend aisément que ces mots puissent ne pas plaire à tout le monde, voire déranger et heurter certains. Cela signifie-t-il pour autant qu’il a nécessairement tort ?