ENTRETIEN - Des années que les scientifiques carottent la glace des pôles. Et plus ils creusent, plus ils remontent le temps. Après être remontés 800 000 ans en arrière, les glaciologues ont pour objectif de creuser jusqu’à 1,5 million d’années, jusqu’à la dernière transition climatique majeure, histoire de mieux comprendre ce que vit notre planète. En attendant, les émissions de gaz à effet de serre vont bon train. Est-il déjà trop tard ? Le point avec le chercheur grenoblois Jérôme Chappellaz, tout juste auréolé de la médaille d’argent du CNRS.
Directeur de recherche au CNRS, au sein du Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement (LGGE) de Grenoble, Jérôme Chappelaz étudie le passé pour mieux comprendre le futur. Médaille de bronze du CNRS en 1993, le chercheur grenoblois s’est vu décerner la médaille Shackleton de l’association européenne de géochimie en 2013, puis la médaille d’honneur Niels Bohr en 2014. La médaille d’argent du CNRS vient, cette année, couronner les travaux de son équipe reconnus sur la scène internationale.
Vous étudiez depuis 25 ans l’histoire du climat grâce à des prélèvements de carottes de glace en Antarctique et au Groenland. Que nous apprennent ces relevés ?
Les carottes de glace représentent de fantastiques livres naturels, chaque page étant représentée par une année d'accumulation neigeuse à la surface du glacier. Bien qu'il s'agisse d'eau particulièrement pure, notre travail consiste à analyser les infimes traces d'impuretés présentes à l'intérieur. Parmi elles, le contenu des petites bulles d'air formées quand la neige se transforme en glace.
La proportion d'atomes lourds de l'hydrogène et de l'oxygène dans la glace nous informe aussi très directement sur la température qui régnait en surface lorsque la neige s'est déposée.
Grâce à nos analyses, nous avons pu reconstituer en grand détail l'évolution du climat en Antarctique et au Groenland sur plusieurs dizaines à centaines de milliers d'années. Nous avons pu quantifier précisément cette évolution concernant le nombre de degrés Celsius, obtenir l'évolution de la concentration en gaz à effet de serre dans l'atmosphère pour déterminer le rôle qu'ils ont pu jouer dans l'évolution climatique passée, mais aussi évaluer les mécanismes naturels capables de changer cette concentration atmosphérique.
Existe-t-il encore des incertitudes ? Des interrogations ?
Toujours. Par exemple, on ne sait pas vraiment comment les grands glaciers du Groenland et de l'Antarctique vont évoluer au cours de ce siècle et des siècles suivants.
Va-t-on assister à ce que l'on appelle des “effets de seuil”, à savoir des conditions à partir desquelles le glacier se désagrège particulièrement vite sous l'effet du réchauffement climatique, conduisant globalement à une accélération de la montée du niveau des mers ?
L'évolution future de la circulation océanique et le comportement des gigantesques stocks de carbone dans les sols gelés des latitudes boréales sont également d'autres gros points d'interrogation concernant le climat de ce siècle et au-delà.
Mais ces incertitudes ne doivent pas masquer l'essentiel. L'effet de serre est un phénomène physique bien compris, basé sur des mécanismes connus depuis 150 ans, notamment grâce aux premières études spectroscopiques du chimiste irlandais John Tyndall qui a publié ses travaux en 1861 !
"Le gros du débat aujourd'hui est sur l'amplitude du réchauffement
qui résultera de cet accroissement des concentrations de gaz à effet de serre"
Sans l'effet de serre, il n'y aurait pas de vie sur Terre. On est donc très heureux qu'il existe. En revanche, on se réjouit beaucoup moins de l'accroître à la vitesse à laquelle l'homme le fait aujourd'hui, en rajoutant des gaz à effet de serre dans l'atmosphère.
Le gros du débat aujourd'hui porte sur l'amplitude du réchauffement qui résultera de cet accroissement de leurs concentrations. C'est ce qu'on appelle dans notre jargon “la sensibilité climatique”, un des points importants que nous allons étudier dans les climats du passé.
Jusqu’à quelle période ces prélèvements permettent-ils de remonter ?
Grâce à un forage européen conduit entre 1996 et 2004 au cœur du continent antarctique, nous avons pu atteindre 3 270 mètres de profondeur dans le glacier et remonter à la surface de la glace formée il y a 800 000 ans !
C'est la plus vieille glace forée à ce jour. Elle permet de reconstituer l'évolution climatique et la composition de l'atmosphère sur huit cycles climatiques glaciaire-interglaciaires.
Mais on sait que de la glace plus ancienne existe quelque part en Antarctique. C'est un de nos défis essentiels aujourd'hui : parvenir à trouver un site du glacier antarctique où l'on pourra remonter 1,5 million d'années en arrière.
Pas pour battre un record ! Mais pour étudier la glace formée durant la dernière transition climatique majeure qu'a connue notre planète et qui demeure une véritable énigme : la transition du mi-Pléistocène qui s'est produite il y a environ 1 million d'années.
La succession des glaciations et périodes chaudes a alors complètement changé en amplitude et en rythmicité, alors que l'orbite de la Terre autour du Soleil – le principal facteur déclenchant ces cycles glaciaire-interglaciaires – n'a pas connu de telle bascule.
On suspecte que le gaz carbonique en soit la cause, en déclenchant un effet de seuil sur le système climatique. Et le seul moyen précis dont nous disposons pour reconstituer cette concentration en gaz carbonique est de forer de la glace formée à cette période, puis d'analyser le contenu des petites bulles d'air à l'intérieur.
En 1990, vous avez été l'un des premiers chercheurs à avoir démontré le lien entre la concentration de gaz à effet de serre dans les glaces de l’Antarctique et le climat de la planète*. Pouvez-vous revenir sur ces travaux ?
Nos travaux ont permis de montrer que près de la moitié de l'amplitude du réchauffement naturel associé à une transition glaciaire-interglaciaire est attribuable à l'évolution concomitante des gaz à effet de serre dans l'atmosphère. L'autre moitié est due à des modifications de l'albédo terrestre (la quantité d'énergie solaire réfléchie par la surface, ndlr), à cause de la disparition progressive d'immenses glaciers et d'une réduction du couvert neigeux dans l'hémisphère nord, mais aussi d'une diminution de la concentration en poussières d'origine continentale dans l'atmosphère.
C'est un résultat fondamental issu de nos travaux, un des messages forts répercutés par les synthèses du Giec – dont Grenoble peut être fier puisqu'il est apparu ici dans notre ville, 160 ans après les travaux pionniers du mathématicien grenoblois Joseph Fourier qui fut le premier au monde, en 1823, à démontrer l'existence de l'effet de serre sur Terre !
Ce résultat, c'est que les gaz à effet de serre interviennent dans l'évolution climatique naturelle. Ils interviennent de la même façon aujourd'hui, sauf que leur augmentation n'est pas naturelle. Elle est due aux activités humaines.
L’homme est-il devenu le principal émetteur de gaz à effet de serre ?
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