BLOG JURIDIQUE – Avant que la délibération créant les Conseils citoyens indépendants (CCI) adoptée le lundi 23 mars ne soit publiée, Camille Morio, doctorante chargée d’enseignement à la faculté de droit, nous explique comment ceux-ci vont fonctionner et nous livre son analyse juridique de la question.
Le conseil municipal de Grenoble qui s’est tenu ce lundi 23 mars a voté la création des Conseils citoyens indépendants (CCI). Les CCI sont des organismes de démocratie participative répondant à un engagement de la majorité élue en mars 2014. Ils ont pour objectif d’associer le plus grand nombre d’usagers de la ville à la décision politique. Ils sont le fruit d’un travail de co-construction entre des citoyens volontaires et des élus qui a débuté à l’automne 2014.
La délibération votée lundi 23 mars 2015 est le fruit de leur travail (pour en savoir plus sur le processus de co-construction des CCI, voir cette page du site de la ville de Grenoble).
Le contenu
Les travaux de la commission qui ont été examinés lors du conseil municipal prennent la forme d’une charte annexée à la délibération. Cette charte prévoit la création de sept CCI qui recouvrent des « bassins de vie », qui ne correspondent donc pas tout à fait aux six « secteurs » qui découpent Grenoble.
Chaque CCI serait composé de 40 membres : 20 tirés au sort et 20 volontaires (s’il y a plus de 20 volontaires, un tirage au sort sera effectué parmi les volontaires). Pourrait être membre d’un CCI toute personne physique de plus de 16 ans habitant Grenoble ou y exerçant une activité professionnelle.
A noter que le projet initial prévoyait de permettre à toute personne exerçant une « activité » quelconque à Grenoble de faire partie d’un conseil. C’est un amendement du groupe UMP-UDI et société civile qui a ajouté le qualificatif « professionnelle », de crainte que cette ouverture trop large n’ouvre la porte à des personnes n’ayant qu’un rapport lointain avec Grenoble. Cela ferme de facto les conseils à certaines catégories de population, par exemple des jeunes scolarisés à Grenoble mais n’y habitant pas (lycéens, étudiants). L’amendement a néanmoins été adopté par le conseil municipal, sous réserve d’une modification future.
Les personnes qui y siègeraient le feraient en leur nom propre, et non en tant que représentants de personnes morales. C’est le compromis qui a été trouvé entre, d’une part, une présence officialisée d’associations ou de partis politiques, qui aurait risqué, selon certains, de dissuader des citoyens habituellement détournés de la politique, et, d’autre part, des CCI entièrement dépolitisés, c’est-à-dire dont l’accès serait interdit à toute personne adhérente d’une association ou d’un parti politique, solution radicale difficilement applicable et très probablement discriminatoire.
Les CCI sont conçus comme des « artisans de la démocratie ». A ce titre, ils peuvent participer à l’élaboration de projets initiés par la Ville, ou proposer eux-mêmes des projets. Ils peuvent interpeller la Ville sur des sujets. Enfin, ils mobilisent les usagers de la ville pour leur permettre de s’exprimer. Pour cela, ils sont libres de choisir les thématiques qu’ils abordent, et organisent la participation du plus grand nombre de personnes intéressées selon les modalités qu’ils jugent les mieux adaptées.
Une association chapeaute tous les CCI. Dotée de la personnalité juridique, elle est chargée de la gestion quotidienne de ces organismes, reçoit les fonds alloués par la commune, les répartit entre les CCI, et rend compte de sa gestion financière auprès de la commune.
Les CCI, ovnis juridiques par leur forme
Sur le plan juridique, aucun CCI ne serait doté de la personnalité morale. Seule l’association chapeautant le tout en disposerait. Les CCI s’apparentent donc à ces « collectifs » qui rassemblent des personnes ayant des intérêts communs mais qui ne souhaitent pas pour autant doter cette matière commune d’une coquille qui les enserrerait dans un cadre juridique, aussi minime soit-il (la personnalité morale implique une gestion administrative, la tenue de comptes, et l’organisme ne peut agir que pour réaliser les buts qui lui sont assignés au départ, en vertu du principe de spécialité). Les CCI sont donc à la fois en-dehors et dans le cadre juridique.
Ils sont également à cheval entre le droit et le pur fait dans la mesure où leur création ne repose pas sur un fondement juridique identifié. Le fondement qui s’en rapproche le plus est l’article L2143‑1 du Code général des collectivités territoriales, issu de la loi du 27 février 2002. Le cas de Grenoble présente toutefois l’originalité que la ville a simplement initié et accompagné un processus qui appartient plutôt aux citoyens, puisque la procédure qui a mené à la création des CCI a largement associé les usagers de la ville (groupes de travail citoyens, assises citoyennes, commission extra-municipale). Dans cette mesure, on peut dire que la création des CCI par la commune s’apparente presque à une reconnaissance d’une instance qui est créée par et pour les citoyens. Cette lecture doit encore être confirmée par la conclusion ultérieure d’une convention entre la commune et l’association de gestion des CCI, dont la composition reste à déterminer.
Bref, ces CCI s’apparentent à un objet juridique non identifié. C’est une solution plutôt ingénieuse car le cadre juridique actuel ne permet guère la création par les communes d’instances qui donneraient une parole forte aux usagers de la ville. Et même si cela avait été possible, il n’aurait pas été souhaitable que la commune s’en empare, puisque cela entrerait en contradiction avec l’idée d’indépendance de ces organismes. Cela nous apprend que, pour associer au maximum les habitants, il faut faire preuve de créativité et se glisser dans les interstices du droit, entre ce qui est permis et ce qui n’est pas interdit. Cette solution présente en outre l’avantage de la souplesse puisque le dispositif pourra évoluer dans le futur, en fonction des besoins.
Le concept de « citoyenneté ouverte »
Ainsi conçus, les CCI traduisent une vision bien précise de la démocratie, et plus particulièrement de la démocratie participative. Celle-ci est fondée sur l’idée que, à côté des représentants démocratiquement élus, les citoyens doivent être associés directement aux décisions qui les concernent, dans une optique de co-construction et de dialogue plutôt que dans une logique purement descendante voire d’affrontement. Elle repose aussi sur l’idée que ni l’administration ni les représentants politiques n’ont le monopole des bonnes idées : celles – ci peuvent venir des personnes qui utilisent la ville quotidiennement, dans une logique ascendante. Ainsi, on se trouve face à une conception de la citoyenneté qui repose sur l’usage de la ville et la volonté de contribuer à son évolution, quel que soit le statut de son titulaire et son lien avec l’État, que ce titulaire soit majeur ou non, français ou non. Bref, une conception ouverte de la citoyenneté.
La logique poursuivie à Grenoble traduit au niveau local un mouvement plus ample de dé-corrélation entre la citoyenneté et la nationalité (voir sur ce point A.-S. Michon-Traversac, La citoyenneté en droit public français, LGDJ, 2009, qui prend pour exemple la citoyenneté de l’Union européenne et en Nouvelle-Calédonie). Si, selon l’article 3 de la Constitution, sont électeurs les « nationaux français majeurs », cette disposition ne concerne que les élections des représentants.
Pour ce qui est de la participation à la décision locale, il faut se reporter à l’article 72 du texte constitutionnel qui dispose que les collectivités territoriales s’administrent « par des conseils élus » et « dans les conditions prévues par la loi ».
Rien n’empêche donc que la loi fixe des conditions plus « ouvertes » d’exercice du pouvoir au niveau local : il s’agit d’un choix politique. La conception de la citoyenneté n’est donc pas figée. Néanmoins, si l’on s’en tient à la définition stricte de la citoyenneté, qui est la détention des droits de vote et d’éligibilité dans le cadre d’une communauté politique (A.-S. Michon-Traversac, précitée), le fait de faire partie de ces CCI ne revient pas à devenir « citoyen », puisque le pouvoir des CCI ne peut être que limité.
Un obstacle qui se dessine : le pouvoir de décision des CCI
Si la conception de la citoyenneté est susceptible d’évolutions, son exercice au niveau local est d’ores-et-déjà très encadré par la loi. Ainsi, l’article 72 précité, qui laisse à penser qu’une vision souple de l’exercice du pouvoir au niveau local est possible, est en même temps le fondement juridique de lois qui sont venues poser une vision très restrictive de cet exercice. Malheureusement, toutes les initiatives de collectivités territoriales qui tendent à donner du pouvoir à leurs habitants au-delà de ce que permet la loi sont automatiquement censurées par le juge (l’arrêt souvent cité en référence pour le droit public est Conseil d’État, 7 avril 1905, Commune d’Aigre. Pour des exemples plus récents, voir Cour administrative d’appel de Paris, 7 octobre 2003, n°02PA03779, Commune de Stains, ou encore Cour administrative d’appel de Lyon, 24 avril 2012, n°12LY00203, Préfet de la région Rhône-Alpes).
Il en découle une réelle interrogation sur le pouvoir de décision dont peuvent être dotés les CCI. En effet, la loi ne prévoit aucun organisme qui peut exercer le pouvoir avec les communes. La commune ne peut, en aucun cas, s’obliger à suivre leurs avis. Si elle les suit, cela ne peut être fondé que sur des motifs politiques. Formellement, les décisions qui concernent la commune sont, bien sûr, toujours prises par le conseil municipal ou par le maire. Cela explique aussi pourquoi les CCI sont reconnus à travers une « Charte », texte qui n’a pas de valeur juridique. Le pouvoir dont disposeront les CCI dépendra donc – cela ne peut juridiquement en être autrement – de la bonne volonté de l’équipe municipale.
C’est là toute la spécificité des CCI : ils reposent sur un équilibre très fragile. D’une part, les habitants prétendent ne porter un intérêt aux CCI que si ceux-ci ont un réel pouvoir (selon l’un des citoyens qui présentaient le projet en conseil municipal, le pouvoir décisionnaire des CCI est « le garant de leur succès ») ; de l’autre, leur pouvoir dépendra de ce que la majorité municipale, qui ne peut aller au-delà de ce que permet la loi malgré sa volonté initiale, voudra bien leur accorder. Cet équilibre-là se concrétisera avec la pratique, et au cas par cas. C’est aussi cette pratique qui conditionnera l’adhésion ou le désintérêt des usagers de la ville pour ce dispositif.
Selon Pascal Clouaire, adjoint à la démocratie locale, le pouvoir accordé aux CCI se décline en trois possibilités :
• soit un CCI souhaite travailler sur un projet qui suppose que le conseil municipal adopte au final une délibération ; auquel cas, la commune s’engage à intégrer le CCI concerné au processus décisionnel,
• soit un CCI travaille sur un projet qui n’implique pas de délibération de la part du conseil municipal, et alors son association avec la commune sera à déterminer selon les situations,
• soit, en dernier lieu, un CCI souhaite interpeller le conseil municipal, et alors l’équipe municipale s’engage à laisser des représentants dudit CCI s’exprimer devant les membres du conseil municipal.
Les deux premières possibilités renvoient à ce qui a été dit ci-dessus : l’association des CCI au processus décisionnel ne peut résulter d’un engagement juridique de la ville, et dépendra de la pratique politique adoptée.
En ce qui concerne la troisième possibilité, le droit d’interpellation des CCI est valable sous certaines conditions. Rien ne s’oppose, en effet, à ce qu’un conseil municipal entende des personnes qui lui sont extérieures. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé, ce lundi 23 mars 2015, lorsque le maire, Eric Piolle, a officiellement suspendu la séance afin d’entendre deux citoyens membres de la commission extra-municipale présenter le projet de CCI.
Mais ces personnes ne peuvent prendre part à la délibération en elle-même. De plus, elles ne peuvent bénéficier de sièges permanents au conseil : leur présence ne doit être qu’occasionnelle. En pratique, ces personnes ont la parole en-dehors du conseil municipal stricto sensu, donc avant lui ou lors d’une suspension (Francis-Paul Bénoit, « Les réunions du conseil municipal », Encyclopédie des collectivités territoriales, Chapitre 4 (folio n°282), Dalloz, décembre 2012). Ce sera a priori le cas à Grenoble.
Et maintenant ?
La commission extra-municipale, qui a planché sur le projet de CCI, a terminé le plus gros du travail. Mais elle est censée rester active « jusqu’au lancement effectif des CCI », selon la délibération du 17 novembre 2014 qui a créé la commission. Il reste, en effet, plusieurs points à clarifier.
Les CCI devront être effectivement constitués. Cette étape est loin d’être simple puisque la commission extra-municipale laisse à la mairie la (lourde) tâche de trouver les outils qui permettront d’organiser le tirage au sort des membres des CCI. Il s’agit, là, d’un véritable défi technique car il n’existe pas, en France de registre de « habitants » ni de registre des personnes « exerçant une activité professionnelle » dans les villes. Le résultat découlera nécessairement d’une combinaison de plusieurs listes, sous réserve des dispositions de la loi n ° 78 – 17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, qui pose le principe qu’un fichier de données personnelles ne peut être utilisé à des fins autres que celles pour lesquelles il est créé, sauf éventuellement autorisation mentionnée à l’article 25, 5° de cette loi.
Outre la composition des CCI, il faudra procéder à la création de l’association de gestion. Ses membres ne sont pas encore déterminés, mais il s’agira probablement de membres volontaires de CCI (l’association est censée n’avoir qu’un rôle de gestion et non de décision). Ensuite, une convention sera passée entre l’association et la mairie, convention qui définira le rôle de l’association et les comptes qu’elle devra éventuellement rendre à la mairie.
Enfin, la création des CCI, escomptée pour la fin du printemps de cette année, devrait être accompagnée de la mise en place du droit d’interpellation pour les résidents grenoblois âgés de plus de seize ans avant la fin de l’année 2015, et de celle de budgets participatifs.
Le blog juridique ne manquera pas de vous tenir informé(e)s de la suite des évènements !
Camille Morio
Doctorante et chargée d’enseignement en droit public
Faculté de droit de Grenoble