ENTRETIEN – Depuis 2009, Grenoble école de management interroge le monde et propose de le décrypter au travers de son Festival de géopolitique. Visionnaire ? Dans l’air du temps, assurément. L’année dernière, avec l’Ukraine et Poutine sur le devant de la scène, le festival s’était focalisé sur l’Eurasie. Cette année, alors que la menace terroriste se joue des limites territoriales, le festival se penche, du 12 au 15 mars 2015, sur les frontières. Pour le géographe Stéphane Rosière, invité ce jeudi 12 mars, la parenthèse enchantée des années 1990, après la chute du Mur de Berlin, a pris fin. Les frontières sont désormais menacées et ne peuvent rien face au risque terroriste.
Professeur à l’université de Reims Champagne Ardennes (Urca) et directeur du master de géopolitique, enseignant à l’université Matej Bel en Slovaquie, le géographe Stéphane Rosière revient sur ces frontières qui se dressent entre les États, thème central du festival de géopolitique de Grenoble du 12 au 15 mars.
Pour le directeur de publication de la revue en ligne L’Espace politique, également à la tête du laboratoire Habiter de l’Urca, les frontières contemporaines sont des membranes asymétriques qui facilitent la circulation des uns mais entravent celle des autres. Et, en premier lieu, celle des migrants pauvres.
Mais, face à la menace terroriste, elles ne sont, sauf exception, qu’illusion… Dans de nombreux points du globe, les frontières sont ainsi menacées.
On rêvait d’un monde sans frontières. Où en est-on depuis la chute du mur de Berlin en 1989 ? Ce mur a‑t-il véritablement disparu ?
Les « murs » n’ont pas disparu, bien au contraire. Selon nos calculs, nous recensons aujourd’hui près de 18 000 km de murs et clôtures – ce que j’appelle des « barrières » –, aux frontières des États ou d’entités autoproclamées, soit plus qu’en 1989.
Ces 18 000 km représentent 7,2 % des 250 000 km de frontières, ce qui peut paraître peu mais les États impliqués ne sont pas anecdotiques : États-Unis, Union européenne, Israël, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Afrique du Sud, Thaïlande, etc. Ce phénomène concerne aussi des pays plus marginaux, comme le Botswana.
Nous désignons la politique de construction de barrières comme « teichopolitique » L’originalité des « teichopolitiques » contemporaines, contrairement au mur de Berlin et au rideau de fer, est que la plupart d’entre elles sont construites entre des pays qui sont alliés ou qui entretiennent au moins de bonnes relations, sans revendications territoriales – comme entre les États-Unis et le Mexique, séparés par 1 100 km de « barrières ».
Seul un petit tiers des barrières contemporaines correspond à des situations de guerre ou de revendication territoriale, comme au Sahara occidentale, en Israël/Palestine, au Cachemire ou à Chypre.
Le mur de Berlin, qui relevait de ces situations de guerre, a disparu sauf un tronçon témoin, le mémorial de la Bernauer Strasse ; néanmoins, les discontinuités de niveaux de vie, de mentalités et de paysages entre l’Est et l’Ouest perdurent.
Partout dans le monde, les barrières se sont rajoutées aux frontières. Est-ce une réaction à la mondialisation ?
Effectivement, il est tentant d’assimiler les barrières frontalières à un produit de la mondialisation. Wendy Brown** avait pensé ces artefacts comme une manifestation de la volonté des États cherchant à restaurer une souveraineté menacée. Sans être en contradiction avec cette vision, nous pouvons les penser avant tout comme une réaction face aux flux.
La mondialisation est souvent pensée, de façon simpliste, comme stimulant les flux. Pourtant, les flux financiers, les flux commerciaux de « produits » et les flux humains sont « stimulés » ou appréciés de façons très variables.
« Les frontières contemporaines sont des membranes asymétriques
qui facilitent la circulation des uns mais entravent celle des autres. »
Les échanges financiers sont les seuls à être vraiment libéralisés. Peu de pays se ferment aux investissements. Les flux de produits – matières premières, produits finis et semi-finis – forment la part la plus visible de la mondialisation.
Ils sont plus ou moins bienvenus, en fonction des règlements douaniers nationaux et régionaux, des accords commerciaux bilatéraux ou multilatéraux. Cependant, dans leur ensemble ces flux ont été augmentés et libéralisés. Les flux humains sont finalement ceux qui s’intègrent le moins aisément dans la mobilité induite par la mondialisation.
La circulation – terme caractérisant la mobilité des êtres humains – doit être distinguée des échanges – terme caractérisant la mobilité des produits commerciaux –, notamment parce qu’elle est beaucoup plus contrariée. La mondialisation n’implique pas un abaissement des frontières dans ce domaine.
Cependant, les individus eux-mêmes ne forment pas une catégorie homogène. Au contraire, il faut distinguer des individus aux mobilités très différentielles.
Le géographe américain Matthew Sparke a judicieusement signalé l’émergence d’une business-class citizenship – hommes d’affaire, diplômés, touristes occidentaux – catégorie qui profite réellement d’une mobilité accrue. À cette aristocratie de la mobilité, il faut opposer une low cost citizenship, dialectiquement liée à la première, formée par une population plus pauvre et indésirable.
C’est essentiellement face à cette population que l’on dresse aujourd’hui des « barrières ». Ainsi, les frontières contemporaines sont-elles des membranes asymétriques qui facilitent la circulation des uns mais entravent celle des autres. Malheureusement, alors que l’on analyse la mobilité contemporaine, on s’appuie trop sur les témoignages de nantis qui invoquent un « homme nomade » et tendent mécaniquement à nier les difficultés des plus démunis pour qui les frontières sont autant de rets.
La Suisse met en place des quotas d’étrangers et de frontaliers, les frontières extérieures de l’espace Schengen se durcissent… Ce repli européen se retrouve-t-il à l’échelle mondiale ?
Pour l’instant, il paraît bien paradoxal de parler de « repli européen ». L’Union européenne a proposé une révolution des mentalités en instaurant la libre circulation des citoyens européens dans le cadre de l’espace Schengen.
Le revers de cette libre circulation européenne est la fermeture, d’abord administrative, de la frontière extérieure de cette enveloppe. L’entrée légale dans l’espace Schengen étant devenue très difficile, sans que l’extrême droite ne soit arrivée au pouvoir. De ce point de vue le « repli » est aussi ancien que l’existence de la zone Schengen.
« La parenthèse enchantée des années 1990 a pris fin :
le monde n’a pas été pacifié par le “doux commerce” »
Malgré une volonté de repli, l’espace Schengen n’est pas remis en cause. Seule l’entrée dans cet espace est devenue difficile pour les citoyens des pays tiers. En cela, la politique de l’UE est impériale et coercitive : barrières, visas, politique européenne de voisinage, externalisation des camps, généralisation de l’enfermement des migrants, etc.
Les impératifs de sécurité et la volonté de contrôle des États restent forts et l’on pourrait plutôt souligner la frilosité du processus d’ouverture des frontières contemporaines. Des organisations régionales comme l’Asean (association des nations de l’Asie du Sud-Est) ou le Mercosur (marché commun du Sud, ndlr), qui ont mis en exergue le modèle européen et envisagé la libre-circulation des personnes, ne sont pas passées à l’acte.
La parenthèse enchantée des années 1990 a pris fin : le monde n’a pas été pacifié par le « doux commerce ». État islamique, Ukraine… les frontières sont menacées. Après l’idéalisme libéral, nous revenons à une vision « réaliste » des relations internationales.
A l’image de l’Arabie saoudite, qui achève la construction d’un mur anti-djihadistes, la menace terroriste ne risque-t-elle pas de fermer un peu plus les frontières ?
Bien sûr, toute menace terroriste – il n’y a pas que des djihadistes – a un impact sur l’ouverture des frontières. Malgré le cas saoudien, les États n’ont cependant pas attendu les djihadistes pour fermer les frontières. La plupart des barrières existantes (70 % des 18 000 km recensés) n’ont pas été construites contre des terroristes, mais contre des migrants, les deux étant souvent amalgamés dans la rhétorique de l’extrême droite.
Néanmoins, les djihadistes sont utilisés par ceux qui veulent édifier des barrières. Ils sont le parfait repoussoir. Mais, parce qu’ils disposent de moyens importants, les réseaux djihadistes – comme les auteurs des attentats du 11 septembre – n’ont guère besoin de passer à quatre pattes sous des barbelés pour mener leurs opérations. Seuls des migrants pauvres agissent ainsi, à l’exception d’Israël ou du Cachemire.
Les terroristes pénètrent sur les territoires ciblés avec des papiers d’identité. Les barrières frontalières paraissent, sauf exception, une réponse bien illusoire à la menace terroriste ; par contre, elles représentent des obstacles sérieux pour des migrants démunis, les obligeant souvent à se soumettre à des cartels ou autres organisations criminelles.
Les frontières ne sont-elles qu’une question politique ?
Les murs sont aussi un marché. Nous pouvons en l’occurrence parler de « teichoéconomie*** ». A une époque où les grandes guerres ont tendance à se raréfier, la sécurité dans son ensemble est devenue un marché à l’interface du militaire et du civil. La frontière est l’objet de contrats extrêmement élevés. Un marché potentiel qui fait saliver, surtout durant une période de crise économique.
Les chiffres sont rares et ces informations sont compliquées à réunir. Néanmoins, on peut estimer qu’un kilomètre de barrières, avec dispositifs high-tech, coûte entre 1 et 3 millions de dollars. Les 18 000 km construits représentent un investissement compris entre 18 et 54 milliards d’euros. Une aubaine pour de nombreuses firmes qui ont du mal à décrocher des contrats strictement militaires.
Propos recueillis par Patricia Cerinsek
* Du grec ancien teïkos qui désignait le mur de la cité.
** Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.
*** Ballif et Rosière, Le défi des teichopolitiques. Analyser la fermeture contemporaine des territoires, L’Espace Géographique (38), n°3/2009, pp.193 – 206.