Des milliers, des millions d’anonymes se sont sentis Charlie ces dernières semaines. Mais certains anonymes le sont encore plus que d’autres. Le si mystérieux – et tout autant moqué que redouté – groupe des Anonymous a, en effet, jugé avoir son mot à dire.
Chacun possédant un compte sur un ou plusieurs réseaux sociaux aura pu s’en rendre compte : la vague de messages faisant suite à la tuerie de Charlie Hebdo n’a ressemblé à rien de connu dans notre pays. À l’image de l’extraordinaire mobilisation citoyenne qui a réuni près de quatre millions de personnes dans les rues, le samedi et dimanche faisant suite aux attentats.
Sur Twitter comme sur Facebook, le désormais célèbre « Je suis Charlie » a peuplé les posts et les avatars, ainsi que ses nombreuses déclinaisons et une myriade de dessins, réalisés par des professionnels comme des amateurs.
S’il est encore bien trop tôt pour le qualifier d’historique, ce formidable écho n’en a pas moins été exceptionnel.
Et les médias traditionnels ont eu, à l’image des internautes eux-mêmes, toutes les peines du monde à suivre la masse d’informations véhiculée sur la Toile.
C’est probablement la raison pour laquelle certains d’entre eux ont choisi de retomber dans leurs vieilles habitudes de “faits-diversiers”, quitte à prendre le risque de mettre en péril la vie d’otages ou de représentants des forces de l’ordre.
Le désordre nouveau
Mais qu’en est-il des « forces du désordre » ? Pareil emballement sur l’Internet ne pouvait laisser insensibles ses gardiens officieux, sa galaxie d’Anonymous. D’une part, parce que les hacktivistes masqués sont des citoyens comme les autres. D’autre part, parce qu’Anonymous a toujours déclaré se battre au nom de la liberté d’expression, menant une guerre sans merci contre toute tentative de censure sur le web.
Rappelons toutefois qu’Anonymous ne désigne pas un groupement de personnes identifiées ou identifiables. Ce qui fait la force du mouvement fait aussi sa faiblesse : chacun peut se revendiquer Anonymous, chacun peut prétendre adhérer aux valeurs du mouvement, tout en y apportant les siennes propres, au risque de produire des contradictions forcément dommageables.
Les affaires Dieudonné illustrent volontiers le paradoxe : certains Anonymous le soutiennent au nom de valeurs antisionistes, quand d’autres le condamnent en le désignant comme antisémite.
En somme, on retrouvera au sein d’Anonymous les mêmes débats qui parcourent la société dans son ensemble. Le désaccord peut, par ailleurs, tout autant porter sur les méthodes. Lorsque le site de L’Express sera victime, en 2012, d’attaques revendiquées par des Anonymous, elles seront condamnées dans la foulée par d’autres. Le crime du site d’information ? Un édito où l’inénarrable Christophe Barbier se permettait de critiquer les hacktivistes masqués.
Unanimous
Dans le cas qui nous préoccupe aujourd’hui, l’unanimité est de mise. Anonymous condamne les attentats et annonce la guerre contre le « e‑Djihad ». Une annonce qui, dans un premier temps, rassure et soulage.
Aussi caricaturales soient les mises en scène des Anonymous, leur capacité de nuisance est difficilement contestable. Si le monde des hackers libertaires choisit de s’en prendre aux sites et aux intérêts des islamistes en ligne, comment ne pas s’en réjouir ?
D’autant plus que les Anonymous ne sont pas les seuls hacktivistes à sévir sur la Toile. Le terrorisme islamiste mène également sa guerre sur Internet, attaquant des sites institutionnels ou journalistiques pour les immobiliser et, au passage, afficher leur message haineux.
La confrontation avec les Anonymous ne peut, dès lors, que passionner l’amateur de duels épiques. Un air, toutes proportions gardées, de King Kong versus Godzilla.
Pour autant, notre vieil esprit cartésien reprend vite le dessus. Les premières inquiétudes sont venues des services de renseignement, qui ne sont certes pas les meilleures amies des Anonymous mais qui, pour le coup, développent des arguments recevables.
En effet, en s’attaquant aux sites des djihadistes et en provoquant quelquefois leur disparition, les Anonymous risquent de réduire à néant des mois de surveillance et d’enquête, ces sites apparaissant comme les vitrines du terrorisme islamiste international.
Hackers ouverts
De plus, il serait naïf de penser que les islamistes radicaux ou les apprentis-terroristes ne communiquent qu’à travers ces sites, aussi confidentiels soient-ils. On sait que les forums de discussion de jeux en ligne – à commencer par World of Warcraft, le plus célèbre d’entre eux – ont hébergé, bien malgré eux, des personnages peu recommandables qui échangeaient à travers ce média.
Quant à la découverte de photographies pédopornographiques sur les ordinateurs d’Amedy Coulibaly et de Chérif Kouachi, elle interroge les spécialistes. Soit les deux hommes, en plus d’être des extrémistes religieux et des assassins sanguinaires, étaient pédophiles. Ce qui en ferait décidément des êtres humains profondément adorables. Soit les sites pédopornographiques – par définition extrêmement confidentiels – sont devenus des lieux d’échanges entre terroristes, laissant nécessairement des traces dans les caches de leurs navigateurs.
Autant dire que les Anonymous, s’ils veulent réellement éradiquer le djihadisme sur la Toile, vont devoir déployer des trésors de patience autant que de créativité. Nous les savons nombreux, mais parviendront-ils à venir à bout de cette hydre dont les têtes, comme le veulent le cliché et la mythologie, repoussent par deux lorsqu’une est coupée ? – Sans compter que le rayon d’action des Anonymous se limite à la Toile. Qui n’est pas, loin s’en faut, le seul terrain d’embrigadement des islamistes.
Le royaume des aveugles
Pour mieux installer leur terreur vengeresse sur l’Internet, les Anonymous se sont également tournés vers les sites officiels des pays ayant refusé la publication du dernier numéro de Charlie Hebdo sur leur territoire.
Ainsi, le site de l’Agence de l’informatique de l’État sénégalais a été bloqué pendant quelques heures et sa page d’accueil remplacée par un écran affichant : « Vous avez interdit la caricature de la une de Charlie Hebdo ? Mauvais choix ! » Mais bonne cible ?
Aux dernières nouvelles, le site en question se porte très bien, de même que les autorités sénégalaises qui en ont connu d’autres en matière de piqûres de moustiques.
En définitive, aussi sympathiques puissent sembler les actions et les valeurs revendiquées par Anonymous, leur poids réel laisse perplexe. Avec son univers surchargé de références culturelles et ses mises en scène qui oscillent entre le mystique et le ridicule, la galaxie Anonymous fait autant la démonstration de sa bonne volonté que d’une certaine immaturité.
On ne saurait lui reprocher ses combats. On peut lui reprocher ses méthodes.
Lui reprocher aussi les limites de son analyse de la réalité, ce qui pose souci lorsqu’on adopte la posture du héros vengeur. Mais enfin, et surtout, on a envie de reprocher aux Anonymous cette manière – tellement pénible et trop souvent ridicule – qu’ils ont de se prendre, à ce point, au sérieux.
Florent Mathieu