DÉCRYPTAGE – L’autisme, un mystérieux trouble comportemental ? Beaucoup préfèrent y voir une « particularité » à intégrer. Place Gre’net a rencontré des associations grenobloises, des psychiatres et des psychologues pour faire le point sur la prise en charge de l’autisme dans le milieu scolaire et médical. Constat ? La France a bien des retards en comparaison à ses voisins européens.
Julien a le visage d’un ange et le sourire innocent d’un enfant de onze ans. Mais à la différence des autres, il ne parle toujours pas. « Malgré tout, j’ai le sentiment de mieux le comprendre que certaines personnes neuro typiques [sans troubles, ndlr]», confie sa mère Magalie Pignard, dévouée à l’éducation de son fils, atteint d’autisme.
L’origine exacte de ce trouble comportemental demeure très mystérieuse, même pour les scientifiques. Toutefois, ces derniers s’accordent à dire qu’il existe des prédispositions génétiques, favorisant le développement du trouble. C’est pourquoi Magalie, alors âgée de 32 ans, a décidé à son tour de réaliser un diagnostic, une fois celui de son fils établi.
« Les codes sociaux, ce n’est pas vraiment mon truc »
Coup de théâtre pour cette enseignante : les médecins diagnostiquent un léger syndrome d’Asperger. A priori, quand on la rencontre, rien ne porte à croire qu’elle est atteinte de troubles autistiques. Un peu timide, parfois « maladroite », Magalie Pignard s’est pourtant souvent sentie différente. « C’est vrai que les codes sociaux, ce n’est pas vraiment mon truc », affirme en riant cette quadragénaire à l’allure élancée. Elle est par ailleurs, comme souvent les autistes Asperger, dotée de capacités artistiques ou intellectuelles étonnantes. Musicienne dans l’âme, Magalie est par exemple capable de reconnaître les notes de musique dès la première écoute d’un morceau.
Pour le docteur Philippe Narang, psychiatre indépendant à Grenoble et spécialisé dans l’autisme Asperger, cette particularité n’est pas un handicap mais plutôt une « dyslexie des relations sociales ». En d’autres termes, « l’apprentissage des codes sociaux n’est pas automatique pour ces personnes », précise le médecin.
« Trois élèves sur huit ont appris à parler »
Magalie ne garde pas de bons souvenirs de la scolarisation de son fils en milieu ordinaire. En 2009, elle a décidé de fonder à Grenoble l’association Le Tremplin, avec sa mère, Françoise Galletti. Son objectif ? Permettre une meilleure intégration des personnes autistes, grâce aux méthodes pédagogiques de l’analyse appliquée du comportement (ABA).
Née dans les années 1960 aux États-Unis, « l’analyse appliquée du comportement est un principe scientifique qui se base sur la motivation et sur les particularités de la personne » explique Coralie Fiquet, psychologue spécialisée dans l’autisme et dans la méthode ABA à Grenoble. Les programmes sont individualisés et spécialement créés en fonction des compétences de l’enfant. « D’une personne à une autre, la manifestation des troubles autistiques est totalement différente. L’ABA tient compte de ces particularités », explique Magalie Pignard.
Au Tremplin, un éducateur spécialisé se charge ainsi d’un élève à la fois. À la clef, des récompenses permettent de stimuler leurs progressions. « Trois élèves sur huit ont d’ailleurs appris à parler, grâce à l’ABA, dans notre association », se félicite Françoise Galleti, directrice de la fondation. « La communication est la première étape pour débloquer d’autres troubles », ajoute-t-elle.
En parallèle, Magalie a aussi cofondé l’Association francophone des femmes autistes, un espace d’écoute et de dialogue qui a pour objectif de lever certains tabous, dont celui des violences sexuelles. Dans son entourage, Magalie relate en effet des cas de viols : « Ces violences sont fréquentes, particulièrement chez les autistes dénués de parole. Mais personne n’en parle, par honte ou par méconnaissance », déplore-t-elle.
« La France a quarante ans de retard sur ses voisins européens »
« La France a quarante ans de retard sur ses voisins européens en matière d’autisme », estime Magalie Pignard. Un constat partagé par le Docteur Fiquet : « La France a en effet beaucoup de retard, notamment en raison d’une méconnaissance de l’autisme et d’un manque d’informations. » De plus, « des idées reçues et des stéréotypes ont longtemps freiné sa prise en charge », ajoute-t-elle.
La méthode ABA a d’ailleurs été adoptée très tardivement en France, dans le courant des années 2000, contrairement à d’autres pays européens, comme l’Italie, qui la pratiquent depuis de nombreuses années. Et ce n’est qu’en 2012 que l’approche psychiatrique de l’autisme a été abandonnée par la Haute autorité de la santé au profit de l’approche comportementale (ABA), désormais recommandée par cette institution publique.
Il faut dire que ces approches comportementales ont fait l’objet de désaccords idéologiques au sein même de la sphère médicale. Les détracteurs de l’ABA contestent le système de récompenses, qu’ils qualifient de « dressage » ou de « conditionnement ». Pour le Dr Élisabeth Giraud Baro, psychiatre à la clinique du Dauphiné et fondatrice du Centre expert Asperger à Grenoble, il n’en est rien.
« Le changement est très anxiogène pour une personne autiste. La méthode ABA modifie l’environnement de la personne. Les récompenses leurs permettent donc de dépasser leurs peurs », explique-t-elle.
D’ailleurs le système de « récompense » est, selon elle, un stimulant inhérent à la nature humaine. « Il en est de même dans le monde du travail. Le salaire encourage nécessairement la motivation professionnelle. »
Autrefois, les médecins imposaient la socialisation des personnes autistes. Un « calvaire » pour ces derniers. Or, on sait aujourd’hui que « l’environnement doit être adapté à la personne, et non pas l’inverse », explique la psychiatre, qui a introduit les thérapies cognitives et comportementales à Grenoble, grâce à son Centre.
Une véritable révolution, qui implique un consensus au sein de l’équipe médicale. Et surtout, davantage de moyens à disposition des soignants.
L’autisme est encore assez méconnu, même dans le milieu médical
Pour le Dr Giraud Baro, hors de question de se montrer pessimiste. « En vingt ans d’expérience, j’ai vu la situation nettement s’améliorer », affirme-t-elle. Toutefois, des problèmes de taille continuent de freiner une meilleure prise en charge de l’autisme en France.
Selon le psychiatre Philippe Narang, ce retard français s’explique tout d’abord par un important manque d’informations et de connaissances. En réalité, l’autisme est encore assez méconnu, même dans le milieu médical. Un manque de formation qui a parfois engendré des erreurs de diagnostic…
« Au cours de ma carrière, j’ai rencontré des personnes qui ont d’abord été diagnostiquées schizophrènes. Après une révision du diagnostic, les médecins se sont rendu compte qu’il s’agissait en réalité d’un syndrome d’Asperger », témoigne le Dr Narang. Des erreurs médicales – dues à une « méconnaissance totale » – loin d’être anodines ayant débouché sur des prises en charge inadéquates.
Ainsi, ces personnes sont parfois orientées vers des hôpitaux psychiatriques, bien que ces structures ne soient pas adaptées à ce type de trouble. « Par mimétisme, ils imiteront le comportement des personnes internées, ce qui ne favorise pas leurs progressions », explique Philippe Narang.
La France manque considérablement de moyens et de financements
Pour Magalie Pignard, l’hospitalisation en milieu psychiatrique serait une manière de désengorger les instituts médico-éducatifs (IME), très souvent surchargés. « On donne encore des neuroleptiques qui, au lieu de faire progresser l’enfant, augmentent ses troubles », estime-t-elle.
« Dans la grande majorité des cas, ces psychotropes ne sont pas adaptés. Mais comme toutes règles, il y a des exceptions », précise toutefois le psychiatre. En effet, la prise de neuroleptiques peut être justifiée pour un laps de temps très court, quand l’autisme est associé à des troubles neurologiques (crise d’épilepsie, épisode schizophrénique…), confirme Élisabeth Giraud Baro.
Malgré tout, ils ne peuvent en aucun cas se substituer à un traitement de fond. Fort heureusement, « la tendance médicale recommande davantage un traitement éducatif que médicamenteux » explique-t-elle. « Si les médicaments sont nécessaires, il faut une dose très faible et provisoire. Sinon, les effets secondaires peuvent dégrader la personne et augmenter ses chances de développer une déficience intellectuelle », explique le Dr Narang.
En plus du manque de connaissances, la France manque considérablement de moyens et de financements. En résultent des listes d’attente pour obtenir une place dans les IME, source de souffrances pour les familles. « Il faut trois ans pour pouvoir faire un diagnostic. Et les familles attendent en moyenne deux ans pour obtenir une place dans un IME », explique la psychologue Coralie Fiquet. Parfois, des adultes restent même hospitalisés dans le pôle pour enfants, en raison du manque de places.
Scolarisation des élèves autistes : vers l’intégration ?
« À la maternelle, les enseignants m’ont demandé de n’amener mon fils que six heures par semaine à l’école. Et de compléter avec l’hôpital de jour pour éviter, semble-t-il, le poids de la prise en charge », témoigne Magalie Pignard. Pour Coralie Fiquet, il n’y a pourtant pas de doute : « Dans la mesure du possible, il faut tendre vers une intégration maximale des enfants autistes en milieu ordinaire. »
Si en Italie, la quasi totalité des élèves autistes est scolarisée en milieu ordinaire, seulement 20 % d’entre eux l’étaient en France, en 2014. L’Hexagone avait d’ailleurs été sanctionné par le Conseil de l’Europe, accusé d’avoir « délaissé l’éducation des jeunes autistes ». La loi du 11 février 2005 sur l’égalité des chances avait laissé espérer une meilleure intégration scolaire des personnes handicapées mais les résultats sont toujours en-deçà des espérances…
La méthode ABA permet justement de favoriser la scolarisation des enfants en milieu ordinaire, assure Coralie Fiquet. « En moyenne, un enfant sur deux réintègre l’école ordinaire grâce à l’analyse du comportement », certifie-t-elle. Mais pour parvenir à un tel résultat, des moyens doivent être alloués par l’État et les collectivités territoriales.
« Il est indispensable d’aider et de soutenir les enseignants »
D’abord, « les enseignants devraient pouvoir être formés fréquemment et dès le début de leur carrière pour accueillir tout type de handicap », estime Philippe Narang. Ensuite, l’effectif des classes doit impérativement être diminué. « Dans une classe de trente élèves, entre l’élève brillant, le cancre, le dyslexique et celui autiste, l’enseignant ne peut pas tout assurer seul », affirme-t-il. Enfin, il est indispensable de recruter des enseignants spécialisés et des auxiliaires de vie scolaire pour l’aide individuelle (AVS‑I).
En somme, il existe une réelle volonté de la part du corps enseignants, « mais on ne leur donne pas les moyens. Il est impératif de les aider et de les soutenir », argue le Dr Narang. Et l’actuelle suppression des postes dans l’Éducation nationale freine encore davantage l’avancée de cette intégration. Des réformes sont largement envisageables, mais actuellement au point mort, faute de financement par les pouvoirs publics.
Pourtant, les associations et les médecins s’accordent à dire que la scolarisation en milieu ordinaire est non seulement bénéfique pour les enfants autistes mais aussi pour les élèves sans handicap. « À l’école, les enfants autistes peuvent imiter les codes sociaux des autres enfants. S’ils restent entre eux, ils ne progresseront pas », estime Magalie Pignard. Sans compter que cette politique permet de stimuler l’entraide, la solidarité et la tolérance chez les enfants dès leur plus jeune âge. L’autisme, une simple différence parmi tant d’autres ?
Anaïs Mariotti
« IMAGINONS UN EXTRATERRESTRE QUI DÉBARQUE SUR TERRE »
« Le réel handicap, c’est le regard des autres », affirme Magalie Pignard. À travers une intéressante métaphore, elle partage sa vision de l’autisme : « Imaginons un extraterrestre, qui débarque sur Terre et qui ne comprend rien aux codes sociaux et aux coutumes. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas moins intelligent que les autres. »
Pour le docteur Philippe Narang, « il n’y a pas de handicap, il y a surtout un fonctionnement cognitif différent ». Il explique que le schéma de pensée des personnes autistes n’est pas moins efficace que les autres, mais fondamentalement différent. Pour une personne lambda, le raisonnement est « probabiliste » : « Constamment, nous raisonnons sous forme d’hypothèses », explique le psychiatre.
Un esprit « en arborescence »
À l’inverse, une personne Asperger a davantage un raisonnement analytique et pragmatique. « Leur esprit est en arborescence, il fonctionne comme un arbre décisionnel », poursuit-il. C’est pourquoi ils ont notamment des difficultés à comprendre l’ambiguïté, les sous-entendus ou encore l’ironie.
Alors peut-on réellement parler de handicap ? « Les autistes Asperger ont un handicap dans les relations sociales, mais dans d’autres domaines, c’est moi qui suis handicapé ! », ironise Philippe Narang. En d’autres termes, « ils sont extrêmement performants dans certains domaines techniques, là où la majorité des gens ne le sont pas. Il n’y a pas de handicap, mais simplement des modes de raisonnement différents. »
« La variété des personnes fait la richesse d’une société »
Aux yeux de Magalie Pignard, l’autisme n’est pas un trouble à combattre. « Je considère que la variété des personnes fait la richesse d’une société », estime-t-elle. Il s’agit plutôt de comprendre, d’appréhender et d’intégrer, sans vouloir absolument modifier le comportement de ces personnes.
En d’autres termes, ce ne sont pas les autistes qui doivent coûte que coûte intégrer la société. « C’est la société qui doit s’efforcer de les intégrer. » Finalement, « la définition du handicap dépend du regard que lui porte la société », estime-t-elle.
L’ATYPIK, UN RESTAURANT PAS COMME LES AUTRES
À la terrasse du restaurant l’Atypik à Grenoble, Annie Raymond attend celui qu’elle nomme « son merveilleux ». Diagnostiqué autiste Asperger, son fils Clément est un jeune homme de 23 ans qui n’a pas froid aux yeux.
À ses heures perdues, il travaille au café-restaurant l’Atypik, un lieu convivial qui porte bien son nom où sa mère est bénévole. Créée en 2013 par la compagnie des TED, un sigle qui signifie « troubles envahissants du développement », cette enseigne emploie de jeunes autistes comme serveurs ou cuisiniers.
Le restaurant est aussi un lieu de vie, de formation et d’activité pour les personnes autistes et leur famille. Depuis quatre ans maintenant, L’Atypik, situé près de la place Notre-Dame, a un mot d’ordre : valoriser la différence. Il permet également à ces jeunes d’intégrer le monde du travail en toute sécurité.
Clément veut se lancer dans la politique
Mais Clément ne compte pas travailler dans la restauration à l’avenir. Après avoir gagné un concours d’éloquence à l’âge de 17 ans, il veut désormais se lancer dans une carrière politique.
Passionné de géopolitique, d’histoire et de sciences sociales, il souhaite plus précisément devenir conseiller municipal. Avec ses larges connaissances culturelles et politiques, le jeune homme ne semble pas moins capable que les autres mais reconnaît rencontrer davantage de difficultés. « Les discriminations, j’en suis victime tous les jours, mais je préfère ne pas parler de choses qui fâchent », raconte-t-il en esquivant rapidement ce sujet qui semble douloureux.
Sans aucun regret, sa mère, ancienne comédienne, a mis de côté sa carrière pour s’occuper de lui. Ensemble, ils veulent aujourd’hui bouleverser le regard de la société. « Il est plus difficile d’être autiste en France qu’ailleurs », affirme-t-elle. Et pour cause, elle estime que « le système français cherche à gommer les différences au lieu de les accepter et les mettre en valeur ».