BLOG JURIDIQUE – La mise en place du droit d’interpellation citoyenne a beaucoup fait parler d’elle. Entre les partisans du projet, les opposants et les mi-figues mi-raisins, pas facile de s’y retrouver ! Afin que chacun puisse se faire une opinion éclairée, Alicia Goncalves, Pierre Jacquier, Aurore Lamarche, Émilie Naton, Reyman Remtola et Sarah Valette, étudiants à la faculté de droit de Grenoble, proposent de faire le tour du sujet. Bonne lecture !
« Nous devons porter haut notre héritage, être fiers de ce qui fonctionne et oser proposer des formes de participations nouvelles. » Tel est le fondement de ce lien particulier qu’Éric Piolle souhaite tisser entre les citoyens et la municipalité (V., le Journal de l’Union de quartier Centre-Gares de mai 2015).
Grenoble est en effet le laboratoire d’expériences de démocratie locale, notamment par le biais de dispositifs tels que les conseils citoyens indépendants et le budget participatif… et aujourd’hui de la fameuse “interpellation citoyenne”.
Lors d’une réunion de recherche à la faculté de droit de l’université Grenoble-Alpes, Pierre-Loïc Chambon, responsable administratif de la démocratie locale, affirmait, à propos du nouveau dispositif présenté par Pascal Clouaire lors de l’Acte 2 des assises citoyennes tenu le 23 janvier 2016, que « mettre quelque chose sur la table devant les citoyens, c’est mieux que le mettre sous la table ». Avancer en toute transparence, c’est donc le choix qui a été fait par la mairie. Peut-être à ses risques et périls.
Le droit d’interpellation et de votation citoyenne
C’est afin de répondre à l’attente de nombreux Grenoblois que, ce 23 janvier, a été exposé le projet du droit à l’interpellation et à la votation citoyenne. Celui-ci vise à donner un pouvoir d’initiative citoyenne à travers des pétitions.
À condition qu’elle relève de la compétence du conseil municipal, toute pétition obtenant 2000 signatures de Grenoblois de plus de seize ans devra être débattue puis soumise au vote du conseil municipal.
En cas de rejet de ce dernier, la pétition sera soumise à une votation citoyenne, organisée pendant six jours une fois par an, en même temps que le budget participatif, en sept lieux dans la ville, par laquelle elle sera adoptée si elle obtient 20 000 voix favorables, à condition qu’il n’y ait pas plus de voix défavorables que de voix favorables. Et cela quelle que soit la position qu’avait adoptée le conseil municipal sur cette pétition.
Pour l’administration municipale, c’est en outre un devoir d’accompagner ce projet sur la scène publique et d’éviter de le laisser dans l’ombre. Mille flyers sont ainsi prévus pour permettre aux citoyens de comprendre la question débattue.
Les arguments “pour”
« Non vraiment, il ne s’agit pas d’un coup de com’, cela incarne le sens profond de nos convictions. » A travers l’Acte 2 des assises citoyennes, Pascal Clouaire a défendu cette nouvelle étape de la démocratie participative. Bien entendu, c’est une idée intéressante à laquelle de nombreuses personnes souscrivent, considérant qu’il s’agit d’un véritable progrès permettant une avancée vers la démocratie directe, vers une authentique co-construction des politiques publiques.
Dans son livre Un long chemin vers la liberté, Nelson Mandela disait : « Tous ceux qui voulaient parler le faisaient. C’était la démocratie sous sa forme la plus pure. Il pouvait y avoir des différences hiérarchiques entre ceux qui parlaient, mais chacun était écouté, chef et sujet, guerrier et sorcier, boutiquier et agriculteur, propriétaire et ouvrier. Les gens parlaient sans être interrompus et les réunions duraient des heures. Le gouvernement avait comme fondement la liberté d’expression de tous les hommes, égaux en tant que citoyens. (…) La démocratie signifiait qu’on devait écouter tous les hommes, et qu’on devait prendre une décision ensemble en tant que peuple. La règle de la majorité était une notion étrangère. Une minorité ne devait pas être écrasée par une majorité. » C’est bien là une limite de la démocratie représentative : la minorité ne se sent pas représentée par la majorité issue des urnes, et se sent donc délaissée, mise de côté.
Grâce à l’interpellation citoyenne, le maire accepte de remettre en cause sa propre majorité, considérant – c’est la signification du seuil de 20.000 voix –, que « seule la démocratie peut défaire la démocratie ». L’idée est de donner plus d’impact à la participation et d’offrir la possibilité à chacun d’entre nous, à chaque citoyen, de porter sa voix et de proposer des idées. Le citoyen n’est plus écrasé par un État lointain qui prendrait des décisions déconnectées, mais il a désormais le pouvoir de créer des débats au sein du conseil municipal et de prendre des décisions. Le citoyen peut donc remettre en cause la légitimité des décisions prises, non plus tous les six ans, mais à chaque pétition qui aboutit. La démocratie est continue.
Les arguments “contre”
Cette collaboration nécessite toutefois une confiance entre les deux acteurs, sans laquelle l’entreprise de la démocratie participative serait ruinée. Or, on entend de plus en plus s’exprimer un certain scepticisme : de plus en plus de Grenoblois affirment que ce n’est pas la peine de se rendre aux concertations organisées par la mairie, que les débats seront orientés vers des décisions prises d’avance…
Alors que Pascal Clouaire assure que la municipalité est prête à suivre les choix qui sortiront de ce dispositif, un doute apparaît avec les propos du maire Éric Piolle – « Vous devez écouter notre projet », « n’oubliez pas un détail, nous sommes là jusqu’en 2020 » –, lancés le soir du 10 février 2016, lors d’une concertation à la Chambre du commerce pour répondre aux citoyens, dont beaucoup de commerçants faisant part de leur mécontentement. La priorité de la municipalité est-elle son programme politique ou la démocratie participative ?
On voit alors émerger une crainte, celle de la démocratie participative comme instrument du pouvoir politique. Quelle victoire médiatique de s’attribuer une plus grande légitimité en disant qu’une telle décision a été prise avec le soutien populaire…
Qu’en est-il alors de ce tout nouveau mécanisme qu’est le pouvoir d’initiative locale ? 20 000 voix n’est pas un nombre anodin. 20 000, c’est à peu près le nombre de voix obtenues par le parti majoritaire aux dernières élections municipales, nombre que l’opposition ne peut atteindre qu’en s’alliant, ou en obtenant la participation de citoyens qui se sont abstenus lors du grand vote. Or, ces deux dernières hypothèses sont peu envisageables, à moins que ce dispositif ne permette de sortir vraiment des oppositions politiques traditionnelles, ce qui reste à démontrer.
Par ailleurs, comme l’a souligné Paul Bron, conseiller municipal de l’Union de gauche, « est-ce que la Ville est prête à mettre en œuvre des choses qui sont complètement contraires à ses orientations ? » Paul Bron a fait remarquer que la démocratie locale semble n’avoir pour participants que les partisans du parti majoritaire…
Ainsi, alors qu’il existe des moyens de s’exprimer à Grenoble, par exemple les unions de quartier véritablement indépendantes de tout bord politique, tout progrès dans les mécanismes de démocratie instaurés par le parti majoritaire ne se fera-t-il pas en faveur des partisans de ce parti majoritaire, insuffisamment représentatifs de la société ?
Le débat juridique
La particularité de la situation grenobloise vient aussi du fait que, très rapidement, des questions ont été soulevées sur la légalité du dispositif, notamment par Pascal Clerotte, membre du mystérieux “Gam”. Lors de son « Grand oral » organisé par Science Po Grenoble le 12 avril 2015, Eric Piolle assumait être prêt, s’il le fallait, à « frotter sur les bords » du droit français. Qu’en est-il ?
La démocratie directe est consacrée par la Constitution, au niveau local, depuis la réforme de 2003. L’article 72 – 1 de la Constitution met en place des référendums locaux et le droit de pétition local, l’article L. 1112 – 15 du Code général des collectivités territoriales prévoit la possibilité de consultation des citoyens. C’est une sorte de synthèse de ces différents outils que semble vouloir mettre en place, à sa manière, la mairie de Grenoble.
Depuis 2003, l’article 72 – 1 de la Constitution permet aux citoyens de demander l’inscription à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de la collectivité concernée l’étude d’une pétition présentée par ces citoyens. Le problème intervient avec la mise en œuvre de ce droit, car si l’article 72 – 1 de la Constitution prévoit ce mécanisme, il prévoit aussi une loi d’application pour pouvoir le mettre en œuvre… loi d’application qui n’a jamais été adoptée en métropole. S’en sont suivies des décisions de juridictions administratives, forcées d’annuler les actes des collectivités sur lesquelles elles ont eu à se prononcer.
Dans un premier temps, le tribunal administratif de Paris, dans un arrêt « Préfet d’Île de France » du 11 février 2011, avait accepté le dispositif de pétition mis en place par la ville de Paris. Mais ensuite, les Cours d’appel de Lyon et Versailles, respectivement en 2012 et 2014, ont toutes deux annulé des actes instaurant ce droit de pétition. Si les fondements diffèrent, les problèmes de fond restent les mêmes : d’après la jurisprudence, les étrangers et les mineurs ne peuvent pas prendre part à la pétition, d’une part, et il est obligatoire de respecter certains seuils fixés par le CGCT (pour une commune ou un EPCI, un 1/5e des électeurs inscrits sur les listes électorales ; pour toute autre collectivité, 1/10e des électeurs inscrits sur les listes), élevés.
La seule hypothèse, aujourd’hui, où ce droit de pétition existe (Paris, Île de France, Ille-et-Vilaine), c’est lorsque le préfet n’a pas déféré l’acte en question (il en a la compétence). Inutile de préciser que la pétition ne peut concerner une compétence d’une autre collectivité, a fortiori l’État, même si la demande porte sur les conséquences pour la collectivité de l’exercice de cette compétence. C’est notamment le cas pour le tracé d’une autoroute ou, par exemple, l’extension d’un aéroport…
Quant aux référendums locaux, ils existent, mais sont aussi soumis à des seuils importants. En vertu de l’article LO1112‑7 CGCT, le projet soumis à référendum local est adopté si la moitié au moins des électeurs inscrits a pris part au scrutin et s’il réunit la majorité des suffrages exprimés.
La municipalité a, en adoptant le seuil de 20.000 voix majoritaires, privilégié une autre logique.
Le dispositif proposé par la mairie présente donc des risques juridiques… raison pour laquelle la municipalité a finalement décidé de ne pas faire voter de délibération au conseil municipal. Cette prise de position de la majorité vis-à-vis du droit ne manque pas de créer un autre débat sur l’état du droit actuel en matière de démocratie locale.
L’état du droit est-il satisfaisant ?
La mise en œuvre de l’article 72 – 1 de la Constitution rencontre aujourd’hui un obstacle majeur : tandis qu’il prévoit une loi d’application concernant les modalités de mise en œuvre de ce droit, aucune loi n’a effectivement été adoptée… en métropole. En effet, les territoires d’outre-mer ont un avantage (Saint-Barthélémy, Saint-Martin et Saint-Pierre et Miquelon), puisque la loi de mise en œuvre de cet article a été votée pour ces territoires. Ce n’est pas le cas de la métropole, ce qui obstrue complètement la possibilité de mise en œuvre de ce droit, d’une part parce que les collectivités locales qui l’appliquent sont alors dans l’illégalité, d’autre part parce que les juridictions administratives ne sont pas enclines à laisser œuvrer les collectivités, la censure tombant rapidement.
Le manque criant d’une réponse législative est sans appel : les collectivités qui souhaitent aujourd’hui se prévaloir de ce processus (et elles semblent nombreuses), sous quelque forme que ce soit, sont susceptibles d’être condamnées par la juridiction administrative. S’il est vrai que le gouvernement, dans une réponse ministérielle du 1er Mars 2011, a estimé qu’il n’y avait pas besoin d’une loi d’application, considérant que l’article L. 1112 – 16 CGCT posait déjà les modalités d’application de l’article 72 – 1 de la Constitution, il est difficile juridiquement de se satisfaire de cette solution, et les seuils prévus par cet article s’avèrent très élevés.
Par ailleurs, est soulevé régulièrement par les collectivités le problème des électeurs : à l’instar de la mairie de Grenoble, beaucoup de collectivités tentent de faire participer les mineurs de plus de seize ans et les étrangers, de manière globale des individus qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales en France : bien qu’intéressante, cette mesure demeure sensible. Peut-être serait-il opportun pour le législateur, si tant est qu’il intervient en la matière, de permettre pour des mécanismes à enjeux locaux d’élargir le champ des votants possibles ?
Malheureusement, nombreuses sont les collectivités qui sont confrontées à ce vide juridique, pesant. Pourtant, même à l’échelle européenne, des mécanismes très similaires existent, sont mis en place et fonctionnent. Il s’agit notamment du « droit d’adresser des pétitions au Parlement européen », et du droit d’initiative citoyenne qui permet à un million de citoyens européens de demander à la Commission de présenter des propositions nouvelles. Qu’attend-on pour permettre aux collectivités d’en faire de même, en France ?
Si l’on peut donc légitimement s’étonner de la liberté que s’accorde la ville de Grenoble avec la légalité, force est de constater que l’état du droit n’est pas pleinement satisfaisant non plus… Cependant, pour que tout cela ne soit pas que littérature, encore faudrait-il que les citoyens s’intéressent pleinement à la démocratie locale…
Les citoyens s’intéressent-ils à la démocratie locale ?
Aussi positifs soient-ils, les mécanismes de démocratie participative peinent à trouver suffisamment de partisans. Si la majorité des citoyens sont d’accord avec le fait d’être plus et mieux écoutés par les pouvoirs politiques, très peu d’entre eux apparaissent prêts à se lancer dans cette aventure. Les idées séduisent mais les actes et les concrétisations ne parviennent pas à suivre. Ainsi voit-on la participation citoyenne baisser aujourd’hui.
Si l’on prend l’exemple du budget participatif qui a été voté les 18 et 19 septembre, 800 000 € de budget ont été mis à la disposition de la créativité et des initiatives citoyennes. Étaient invités à voter les résidents grenoblois âgés de plus de seize ans. En élargissant le vote au-delà des seules personnes inscrites sur les listes électorales, la Ville espérait sans doute une meilleure performance que… 998 votants.
Au sein des conseils citoyens indépendants, le nombre d’absents augmente jusqu’à atteindre la moitié des personnes désignées pour y participer. La Maison de la culture de Grenoble, qui a accueilli l’Acte 2 des assises citoyennes le 23 janvier, n’a compté qu’environ 430 personnes qui se seraient déplacées pour y assister et s’informer des propositions du maire.
Dès lors, ces dispositifs de démocratie locale atteignent-ils leur but ? Cette faible participation relève-t-elle d’un manque d’information ou d’un manque de volonté des citoyens ? Sans doute les deux. Amener de nombreuses personnes à se déplacer dans les bureaux de vote semble peu évident. Le premier pas pour y arriver pourrait être une meilleure communication. C’est d’ailleurs pour cette raison que la municipalité a décidé d’organiser la votation citoyenne sur six jours et en même temps que le budget participatif, afin d’augmenter la participation.
Ce faible nombre de participants peut également être perçu comme une menace pour ce type de projets et l’ensemble de la communauté. La démocratie participative pourrait être manipulée à dessein par de petits groupes d’individus qui privilégieraient leurs intérêts personnels et non ceux de la société (matériels, financiers…) ?
À travers ce manque de réceptivité et de participation de la part des citoyens, le risque de voir apparaître des super-citoyens est tangible. Ces personnes seraient bien plus investies que d’autres dans la vie politique locale et leurs voix seraient alors prépondérantes et couvriraient celles des autres, notamment les voies dissidentes, au risque d’altérer le suffrage universel.
Mais peut-être ces errances constituent-elles un passage nécessaire pour aller vers un plus grand développement des mécanismes de démocratie ? Peut-être est-ce une fois l’exemple donné qu’une plus grande participation locale pourra exister ? Tout comme la démocratie représentative, la démocratie participative ne s’apprendra pas en un jour…
Conclusion
Peut-être la véritable résistance à donner du pouvoir au citoyen tient-elle au manque de confiance en une véritable démocratie.
Pour Antoine Chollet, chercheur au Centre d’histoire des idées politiques et des institutions (CHIPI) de l’Université de Lausanne, docteur en science politique de l’Institut d’études politiques de Paris, certains continuent de penser que l’élite est éclairée alors que le peuple est ignorant, que certaines règles existent et sont fixées définitivement, sont intouchables. Pourtant, selon lui, « tous les citoyens doivent pouvoir participer effectivement au pouvoir, en son sens le plus général, non parce qu’ils sont populaires ou ambitieux, qu’ils ont été élus à une charge ou à une autre, mais tout simplement parce qu’ils sont des citoyens ».
Au final, il y a des arguments pour et des arguments contre. Certes, on reconnaît un pouvoir au citoyen et en cela, on se rapproche de la démocratie dans son sens le plus pur. Cependant, cela se fait au péril d’autres valeurs. La démocratie participative n’est pas une formule magique en tant qu’elle n’est pas elle-même dénuée d’ambiguïté.
Ainsi Nelson Mandela finissait-il tout de même par conclure : « Je n’ai jamais oublié l’axiome du régent : un chef, disait-il, est comme un berger. Il reste derrière son troupeau, il laisse le plus alerte partir en tête, et les autres suivent sans se rendre compte qu’ils ont tout le temps été dirigés par-derrière. »
Alicia Goncalves, Pierre Jacquier, Aurore Lamarche, Emilie Naton, Reyman Remtola, Romain Rambaud, Sarah Valette