ENQUÊTE - Le feu couve au sein des quatre missions locales de l'agglomération grenobloise. Une grande majorité de salariés de cette structure destinée à accompagner vers l'emploi les jeunes âgés de 16 à 25 ans, a ainsi signé une motion, qui n'a pas été rendue publique, mais que Place Gre'net a pu se procurer. Objectif de celle-ci : dénoncer l'importante dégradation de leurs conditions de travail, les pressions et un malaise grandissant sur place.
Manque de moyens et de reconnaissance, “organisation du travail anxiogène et pathogène”, “salariés exténués et désabusés”… Derrière la vitrine de l'institution souvent mise en avant et les bons résultats affichés, la réalité sur le terrain semble tout autre. En témoigne la motion que viennent de signer 73 salariés des missions locales de Grenoble, Isère Drac Vercors (Fontaine et Villard-de-Lans), de Saint-Martin-d'Hères et Sud Isère (Echirolle, Eybens, Pont-de-Claix). Soit la grande majorité des salariés titulaires de ces structures.
A l'origine de cette missive de deux pages – tout à la fois coup de gueule et appel au secours – un collectif composé initialement de 37 salariés du réseau mission locale du bassin grenoblois, soutenu par le syndicat CGT régional des missions locales en Rhône Alpes.
Une quarantaine de destinataires
Datée du 7 février, la motion a été adressée aux membres du conseil d'administration des missions locales du bassin grenoblois, aux élus des collectivités territoriales concernées, ainsi qu'aux partenaires du réseau mission locale. Sans oublier l’État, par le biais de la Direccte Rhône-Alpes (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi). Au total une quarantaine de personnes. Objectifs des signataires : que ces destinataires reçoivent les représentants du personnel « pour réfléchir ensemble à une organisation du travail efficiente et répondant aux besoins du public accueilli ». A Grenoble, le sujet est sorti lors du conseil administration (CA) de la mission locale du 26 février. « Seules les institutions qui financent (ndlr : l’État et les collectivités territoriales) avaient reçu cette motion, sans que la directrice ni le président Abderrahmane Djellal n'en aient été informés, contrairement à ce qui se fait d'habitude » raconte un membre du CA. « Le fait d'avoir été court-circuité les a mis en colère. L'ambiance était électrique. » Une entorse au protocole qui s'explique par des tentatives du même type n'ayant pas abouti auparavant, selon une salariée*. « On a essayé de les interpeller à plusieurs reprises, mais cela n'a pas porté ses fruits. » Abderrahmane Djellal, par ailleurs adjoint délégué à l’insertion et à la formation professionnelle à la mairie de Grenoble, en aurait ainsi été informé par un récipiendaire. Nous n'avons pu nous entretenir avec ce dernier, contacté à plusieurs reprises ce vendredi 28 mars.Un pavé dans la mare
Les signataires de la motion dénoncent notamment la dégradation des conditions de travail et d'accueil du public des 16-25 ans : « Les jeunes que nous accueillons sont de plus en plus en difficulté : précarité de plus en plus grande, chômage massif, absence de droit attaché aux moins de 25 ans, absence de solutions de logement, augmentation du nombre de mineurs sortis du système scolaire, nombre de jeunes sans qualification toujours aussi conséquent… Face à cela : leur mission locale est de plus en plus démunie, de plus en plus fragile, de plus en plus pauvre ! » Un nombre croissant de jeunes accueillis donc, avec des moyens humains en baisse depuis plusieurs années. Autre problème mis en avant : le renforcement des équipes de direction, avec, au final, un cadre dirigeant pour dix salariés. Loin d'améliorer l'écoute au sein de la structure, ce renfort d'encadrement n'aurait fait que la détériorer. « La communication s'effrite, les équipes sont de moins en moins entendues. Nous devenons de simples opérateurs », est-il précisé dans la motion. Un manque de concertation et de considération, source d'épuisement et d'aggravation des risques psychosociaux. Et les signataires de réclamer « une gestion humaine des équipes et une prise en compte réelle de leurs points de vue dans les décisions. » Une source proche du dossier confirme : « Ce qui est terrible, c'est la perte de sens. Quand les agents ne reçoivent jamais de félicitations mais qu'au contraire on leur remonte les bretelles, que le dialogue social est bien amoché, et qu'on les fait changer sans arrêt, cela crée de la souffrance au travail. C'est en cela que l'on peut parler d'un milieu pathogène », estime-t-elle. « Sans compter que les conseillers reçoivent des jeunes pour la plupart en déshérence et subissent parfois des menaces. Ils ont l'impression d'être pris dans un étau qui se resserre chaque jour de trois tours de vis. » Un salarié* décrit l'ambiance lourde qui règne dans sa structure : « Les gens ont peur de s'exprimer car ils se sentent espionnés en interne. » Pour ne rien arranger, certains déplorent une politique clientéliste de la part d'élus que des jeunes appelleraient directement pour avoir gain de cause. Une autre salariée* va plus loin : « A Grenoble, des élus ont même dit à des personnes suivies de se domicilier galerie de l'Arlequin pour pouvoir bénéficier des avantages des zones urbaines sensibles en terme de contrats. »Politique du chiffre
Au public difficile pris en charge, s'ajoute la pression liée à la politique du chiffre avec une “course aux objectifs”. « Les pressions de toutes parts sont de plus en plus fortes. […] les tâches se diversifient de manière désordonnée demandant toujours plus d'investissement et d'énergie », selon la motion.
Bilans de toutes sortes qui se multiplient, montages de dossiers de demandes d'aides sociales en urgence, prise en charge d'« un nombre incalculable de dispositifs », maintien du lien avec les entreprises… Une logique du « toujours plus » qui expliquerait que les salariés soient « exténués et désabusés », faute de pouvoir « accompagner dignement les jeunes » « Du fait du cumul de dispositifs mis en place, le travail administratif nous sollicite tellement que l'on perd le sens de notre métier : les jeunes ne sont plus au centre de nos préoccupations », déplore une salariée.“On se sent impuissant.”
D'autant que, crise oblige, les besoins augmentent, sans que les conseillers puissent y répondre « On nous demande de prendre en charge de plus en plus de jeunes, mais nous n'avons plus suffisamment de choses à leur proposer. En particulier, dans les quartiers qui ne sont pas classés en zone prioritaire. » De quoi générer de la souffrance par rapport à cette situation chez ces personnels très engagés, du fait de “l'humain” en jeu. « La violence des jeunes s'exprime rarement au niveau verbal ou physique mais on a face à nous une détresse. C'est difficile à vivre. On se sent impuissant. Nous sommes dans un contexte économique détérioré. Même les jeunes les plus dynamiques dans leur recherche d'emploi peinent à trouver. » Paradoxalement, les objectifs en terme de contrats en alternance ont été augmentés de 20 % entre 2012 et 2013. Une progression jugée « énorme » par une conseillère au vu de la situation économique et des caractéristiques des jeunes suivis qui sont très peu, voire pas qualifiés. « Il y a une pression de la part des financeurs. On nous fait sentir que si on n'atteint pas nos objectifs, il se peut que les financements soient diminués. » Sans compter les comparaisons d'une mission locale à une autre. « Cela n'a pas de sens, le nombre de jeunes non qualifiés ou peu qualifiés reçus varie d'une structure à une autre ; les jeunes ne rencontrent pas les mêmes difficultés selon leur zone d'habitation urbaine ou rurale ; les opportunités d'emploi sont aussi différentes en fonction de l'existence ou non de zones industriels sur le territoire de la mission locale. Il s'agit donc d'une mauvaise concurrence, juge un salarié. Nous ne sommes pas là pour nous concurrencer mais pour nous entraider. Le fait d'être comparés sur des choses où ils n'ont pas à l'être ajoute de la souffrance aux salariés. »Prise de conscience ?
« Nous avons eu quatre réponses d'élus », précise une cosignataire. De son côté, Abderrahmane Djellal, visiblement très surpris par cette fronde, a voulu recevoir les conseillers ensemble, mais aussi un par un dans son bureau. Ces derniers ont refusé, de peur qu'il ne s'agisse d'un moyen d'intimidation sur le plan individuel. De fait, certains disent avoir déjà reçu en interne des menaces à peine voilées sur l'évolution de leur carrière, voire sur la pérennité de leur contrat. « Le président a souhaité nous rencontrer. On se prépare… Nous n'avons pas encore de rendez-vous. Tout va dépendre de qui passe dimanche. Ils ont été surpris par la motion car ils pensaient faire ce qu'il fallait. Ils se sont remis en cause et des signes ont montré que ça changeait. Nous avons d'ailleurs déjà obtenu la tenue de réunions mensuelles. » La première est prévue début avril. Autres signes de reconnaissance : un directeur adjoint a affirmé qu'il ne mesurait peut-être pas l’ampleur des difficultés rencontrées par les salariés. De même, à Pont-de-Claix, le président a proposé une réunion. De quoi, peut-être, espérer que le dialogue soit restauré.* Aucun des salariés cités dans cet article n'a accepté que son nom soit communiqué.La mission locale : une association très liée aux collectivités territoriales
La mission locale a vocation à accompagner les jeunes de 16 à 25 ans sur les problématiques emploi, formation, orientation professionnelle, logement, santé, culture, citoyenneté, mobilité, aides sociales. Elle est également chargée de développer des partenariats locaux, des actions innovantes, en lien avec les programmes mis en place. Les missions locales sont des associations de droit privé (loi 1901) créées par une commune ou un groupement de communes. Chaque mission est présidée par un élu d'une collectivité territoriale. Son conseil d'administration est lui même composé d'élus des collectivités locales, de représentants du conseil général, de représentant de la région, de l’État et de partenaires sociaux, économiques et associatifs.
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